
Au milieu de l’an dernier, cette commune de la région de Donetsk a été occupée plusieurs mois par les forces russes. Libérée mais bombardée à quelques kilomètres du front, elle n’a plus de gare ni d’industries, ses habitations ont été détruites et les trois quarts de ses habitants sont partis.
À quel moment prononce-t-on la mort d’une ville ? Comment cesse-t-elle d’exister ? Quels ingrédients doivent être réunis ? Quel niveau de dévastation atteint ? 50 % de bâtiments détruits ? 75 % de logements endommagés ?
Annihiler des parois en béton suffit-il à radier une ville de la carte ? Et quelle proportion de la population doit rester pour maintenir la cité en vie ? Est-ce qu’habiter sous terre avec de l’électricité mais sans gaz ni eau courante, c’est être plongé dans un coma urbain ? Comment qualifier la destruction méthodique de tout ce qui organise la vie sociale d’un territoire ? En d’autres termes, Lyman vit-elle encore ?
Depuis un an, Lyman, chef-lieu cantonal de la région de Donetsk, se trouve à proximité immédiate du front. L’armée russe a attaqué depuis l’est, jusqu’à capturer la ville le 27 mai 2022. Les forces ukrainiennes l’ont ensuite libérée lors de leur contre-offensive éclair de la fin de l’été. (...)
Le maire de Lyman, Oleksandr Zhravliov, pose des chiffres sur cette dévastation : « Il reste entre 5 400 et 5 600 habitants [contre environ 22 000 avant la guerre – ndlr]. 85 % des bâtiments [tous types confondus – ndlr] sont endommagés ou détruits. Sur les 240 immeubles d’habitation, nous en avons passé en revue 150 : 15 sont complètement détruits. »
Dans la région, les exemples de villes que l’armée russe a rasées faute de pouvoir les prendre sont légion. (...)
Lyman n’est pas Bakhmout, théâtre d’un interminable siège destructeur depuis près de dix mois. Ni même Marinka, cette localité du Donbass que l’artillerie et les bombes ont terrassée. Mais Lyman vit-elle encore ? Le maire avance une hypothèse : « La ville ressuscite. Les habitants ont commencé à revenir, parce que chacun veut retourner là où il est né. Ils commencent à reconstruire. » Si elle ressuscite, c’est donc qu’elle est morte à un moment ? « Pendant l’occupation, réfléchit Oleksandr Zhravliov, il n’y avait plus rien ici, pas de ramassage des ordures, pas d’eau, pas d’électricité, personne. »
L’école s’adapte (...)
Dans une salle de classe de l’école numéro 2, dix élèves étudient face à des écrans. Deux enseignantes les encadrent. Natalia Viktorina aide les plus âgés dans les matières scientifiques. « À un mois près, les élèves auront presque une année complète », se réjouit cette prof de bio et de chimie qui est née et a vécu ici toute sa vie.
Sa collègue Natalia Serhivna, jadis prof de sport, veille à ce que les gamins conservent une activité physique pour que l’école soit presque normale. Elle décrit le quotidien : « Les enfants se sont adaptés, chacun sait ce qu’il doit faire en cas d’urgence, ils connaissent l’abri au sous-sol. Tous les mardis, un psychologue vient leur parler. » Presque normal. (...)
Habitants et soldats se croisent dans les faubourgs où des maisons abandonnées servent de lieux de vie aux militaires. (...)
Dans une région industrielle et minière, Lyman fait figure d’exception avec ses 54 000 hectares de bois qui donnaient à la ville la réputation d’avoir un air « très pur ». La guerre des hommes n’a pas épargné la nature florissante. Partout autour de la ville, les forêts portent les stigmates des combats. Des troncs cassés, des branches grosses comme des troncs arrachées à leur arbre, des bouleaux dont l’écorce blanche est noire aussi haut que les flammes pouvaient lécher. Le feu de la guerre a outragé les forêts où l’on cueillait jadis ses champignons au milieu des résineux. Les clairières ont survécu : ruines champêtres, miroirs pastoraux des immeubles de béton pulvérisés.
Son environnement naturel a permis à Lyman de développer l’agriculture. Le maire l’indique lui-même : 51 000 hectares de terres étaient cultivées avant le 24 février. Avant d’être élu en 2020, il élevait des porcs et des chèvres. (...)
Ce qui n’a pu être détruit est simplement maudit : le paysan montre un champ de blé dont les épis gris ont pourri pendant l’hiver, faute de moisson. « C’est miné ici, on n’a pas le droit d’y aller. » Un chien est venu y mourir, personne n’enlèvera son cadavre.
La catastrophe d’Oleksander Vassylevitch est arrivée une semaine d’avril 2022. « Les Russes attaquaient de trois côtés », se souvient le natif de la ville. Il avait offert le gîte aux troupes ukrainiennes qui stationnaient leurs véhicules entre ses engins agricoles (...)
Du passé agricole de Lyman, il ne reste qu’un présent atrophié. Son marché, qui donnait tous les jours à la ville, sauf le lundi, cette atmosphère rurale, n’existe plus vraiment. Un seul stand vend des beignets à la pomme au milieu d’une rue déserte.
La ville elle-même peut-elle être une victime ?
La gare aussi n’est plus qu’une silhouette désolée. Elle faisait pourtant la grandeur de Lyman. Reliée à la capitale Kyiv via Kharkiv, la deuxième ville du pays, Lyman distribuait ensuite le trafic vers le reste du Donbass. Plusieurs ponts environnants ont sauté ou ne sont plus en état. Le nœud ferroviaire est devenu une presqu’île.
Des évaluations réalisées par satellite montrent que la gare et les infrastructures attenantes figurent parmi les zones les plus touchées par les destructions. (...)
Depuis le mois de novembre, ils ont à nouveau l’électricité dans la cave. L’eau et le gaz viendront peut-être plus tard. La mairie s’y emploie. Ceux qui restent patientent en profitant du soleil printanier dans la cour les jours de beau temps.
De quel crime Lyman est-elle la scène ? Des crimes de guerre contre les civils certainement, mais contre Lyman ? La ville elle-même peut-elle être une victime ? Lorsque les soldats russes ont tué le grand étalon noir que seul son maître, le maire de Lyman, pouvait monter, était-ce un acte de cruauté gratuite ou une immolation symbolique ? (...)
« En écrasant les villes ukrainiennes, le régime écrase la civilisation occidentale. »
Véronique Nahoum-Grappe, anthropologue (...)
L’anthropologue émet une hypothèse : que les villes ukrainiennes soient le réceptacle d’une autre haine, spécifique au régime russe. « Il déteste les “valeurs dépravées” de l’Occident qui sont des valeurs très urbaines. La ville représente l’inverse des valeurs de virilité glorifiées par la propagande. En écrasant les villes ukrainiennes, le régime écrase la civilisation occidentale. »
Les preuves de l’urbicide seraient donc à chercher autant à Moscou, dans le système de croyances qui anime ses élites politiques, que dans les monceaux de gravats abandonnés à Lyman.