
« Congédier l’esprit, qui se moque de tout, c’est faire le premier pas vers l’enfer. Les suivants sont de pure mécanique. Tant qu’elle en est le refuge et consacre tous ses efforts à prendre soin de l’esprit, l’école constitue le seul « centre de déradicalisation » efficace. Mais on ne cesse de la saccager, pendant que tous regardent ailleurs. (...)
Naufrage
Les choses sont pires qu’on ne croit. Ceux qui prennent prétexte de tels évènements pour désigner l’immigration comme la source de tous les maux commettent une grave erreur. Le problème n’est pas l’immigration et ne l’a jamais été. Le problème est l’éducation. C’est là où tout commence. C’est là où chacun est mis devant sa responsabilité et prend n’importe quel prétexte pour la fuir.
(...)
Manque de respect de la part de la hiérarchie
Pour en donner un simple aperçu, il suffit de se souvenir de sa réaction au moment de ce drame où, prise de panique et sommée de réagir par la ministre d’un gouvernement lui-même tétanisé et cependant tenu de faire savoir qu’il était « entièrement mobilisé », la Direction générale de l’enseignement scolaire (DGESCO) annonçait dans la précipitation qu’elle réunissait des textes et autres « supports pédagogiques » qu’elle ferait bientôt distribuer aux professeurs, comme si ces derniers n’étaient pas capables de les trouver par eux-mêmes ! Comme s’ils n’avaient pas la culture le leur permettant !
On ne saurait mieux signifier le mépris dans lequel on tient désormais une profession qu’on s’est employé à détruire, y compris au moyen d’une si douteuse bienveillance. Il n’est pas étonnant que les professeurs ne soient plus respectés par les élèves, leur propre hiérarchie est la première à nier leur identité en les privant de toute autorité et en les traitant comme des agents d’exécution, ce qu’ils ne sont pas ni statutairement, ni réellement.
Pourquoi ne pas diffuser une chanson composée par Najat Vallaud-Belkacem pendant qu’on y était ?
(...)
Chanter la Marseillaise
Le cours se déroule comme il doit se dérouler en pareilles circonstances, et comme se déroule en général un cours de philosophie, lequel puise sa matière première dans n’importe quel évènement et fait flèche de tout bois afin d’exercer la faculté de percevoir et de discerner qu’il a pour unique objet d’entraîner. J’annonce dès le début qu’il nous faudra quitter la salle un quart d’heure plus tôt et descendre dans la cour pour y observer une minute de silence et rendre hommage aux victimes de l’attentat, dont je ne cesse d’ici là de parler tout en commentant un propos d’Alain sur le fanatisme. Au moment où nous nous apprêtons à quitter la salle, une élève qui était toujours assise au fond, et ne semblait pas vouloir se mêler aux autres depuis le début de l’année, s’approche de moi et me dit, avec un mélange de gêne et de détermination qui lui donnait un air étrange, qu’elle est désolée mais ne fera pas la minute de silence, sollicitant auprès de moi la permission de rester dans la salle pendant ce temps. « Comment ça, vous ne voulez pas faire la minute de silence ? - Non, ma religion me l’interdit. »
Je ne laisse paraître alors aucune trace de la surprise et de l’irritation que j’éprouve en entendant cela, non que je sois choqué par ce propos mais plutôt parce que je ne devrais rien entendre de tel après l’heure de cours que nous venons d’avoir. En cet instant, je ne puis me défendre de lire sur son visage et deviner au timbre de sa voix que se livre en elle une énergique bataille entre ce qu’elle a compris en m’écoutant et ce qu’elle continue à croire en vertu de son éducation. Mais je ne suis pas alors en situation d’y intervenir, puisque nous sommes censés nous trouver dans la cour dans cinq minutes et qu’il n’est pas question que je la laisse seule ni la dispense de son devoir. Je lui demande alors très sèchement de me montrer ses papiers et comme elle ne réagit pas, sans doute parce qu’elle trouve cette demande déplacée, j’insiste pour lui faire entendre que je sais parfaitement ce que je fais : « Montrez-moi, Mademoiselle, votre carte d’identité » ! Elle me la tend, je m’en empare, la remets sous ses yeux, lui fais lire ce qui y est écrit et lui fais dire à voix haute qu’elle est citoyenne de la République française, puis la menace enfin de déchirer sa carte d’identité si elle ne m’accompagne pas sur-le-champ et sans discuter dans la cour pour observer une minute de silence, le tout très calmement et sans qu’elle puisse deviner que je n’aurais bien entendu jamais mis cette menace à
Bien que je doive aussi surveiller les autres élèves, je demande à celle-ci de rester à mes côtés pendant toute la durée du cérémonial et, tandis que le chef d’établissement prononce mal un mauvais discours qui n’émeut personne et ennuie visiblement tout le monde, nous échangeons à voix basse quelques mots au cours desquels j’apprends qu’elle est algérienne et que son père ou son grand-père, je ne sais plus, membre du FLN, a combattu la France pendant la guerre d’Algérie. Ceci pour me dire enfin qu’elle fera la minute de silence parce que je le lui ai demandé, mais qu’elle ne chantera pas la Marseillaise. J’y consens d’autant plus aisément que je n’avais pas non plus l’intention de le faire et suis même très peiné par la tournure artificielle et contrainte qu’est en train de prendre cet hommage, à mille lieues de celui qu’on imagine convenir. Il ressemble en effet de plus en plus à une corvée dont on s’acquitte en étant presséd’en finir.
Inspiration salafiste
Après avoir regagné la salle de classe et terminé ce que nous avions commencé à élaborer concernant la religion et ce qui la distingue de la superstition, l’élève en question revient vers moi à la fin du cours pour poursuivre notre conversation précédente. Lorsqu’elle m’avait dit que sa religion lui interdisait de participer à une minute de silence, j’avais d’abord feint de m’étonner : « Comment cela, votre religion vous l’interdit ? », avant de lui demander de sortir sa carte d’identité. Elle m’avait dit alors que c’était écrit dans un « hadîth », à quoi j’avais répondu à mon tour que je n’en croyais pas un mot et qu’elle avait dû mal lire ou mal comprendre ce qu’elle avait lu. Elle revint donc à la charge à la fin du cours et me proposa de me faire parvenir le texte en question le soir même, ce que j’acceptai en me montrant très intéressé d’en savoir davantage et lui promettant d’en reparler lors du prochain cours.
Elle m’envoya dans la soirée non pas un texte, ce à quoi je m’attendais, mais un lien vers un site internet d’inspiration salafiste basé à Lyon, ce à quoi je ne m’attendais guère. Plus exactement, elle m’avait donné le lien d’une page où il était question des hommages aux morts, et j’avais évidemment visité le reste du site pour en savoir plus. Surmontant un préjugé défavorable en raison du français très approximatif dans lequel était rédigé ce site internet, je lus le passage qui, dans l’esprit de cette jeune fille, lui interdisait de participer à une minute de silence. Il n’en était rien, et bien qu’il soit très mal écrit, sa signification était parfaitement claire.
La joie de comprendre
Il s’agissait en réalité d’un texte contenant, comme tous les textes religieux en général, un enseignement moral adapté à la langue, aux mœurs et aux imaginations des hommes pour lesquels il avait initialement été écrit. Un enseignement auquel on pourrait d’ailleurs parvenir également en se servant de sa seule raison. Il avait en l’occurrence pour unique objet d’interdire de distinguer les morts selon leur rang par quelque traitement privilégié que ce soit, notamment en rendant aux uns des hommages particuliers ou des honneurs dont les autres seraient privés, tout homme devant être traité également en la circonstance. Le lendemain, lorsque je retrouvai mon élève, je lui fis lire le texte en ma présence, le lui expliquai, et vis disparaître de son visage les dernières traces du conflit entre sa raison et ses croyances dont il était précédemment animé, ceux-ci laissant dorénavant place à l’expression qui accompagne la joie de comprendre.
Elle m’adressa dans les jours qui suivirent un petit mot dans lequel elle me remerciait de lui avoir rendu la philosophie intéressante alors que, étant redoublante, elle n’avait gardé de l’année précédente qu’un mauvais souvenir et avait abordé cette nouvelle année avec la crainte de s’y ennuyer à nouveau. En réalité, je ne lui avais pas rendu la philosophie intéressante, je lui avais seulement fait découvrir la puissance de sa propre raison, et la voie lui permettant d’unifier les parties de son identité qui se livraient bataille en elle. Elle finit par obtenir son baccalauréat mais je suis convaincu que cette réussite ne lui procura pas la même joie que celle qu’elle éprouva en ce jour de novembre 2015, et que Spinoza nomme « joie active » pour la distinguer des « joies passives ».
La joie engendrée par la compréhension est l’affect qui indique que la puissance de l’esprit augmente.
Voilà en quel sens l’école est un « centre de déradicalisation », et à vrai dire le seul qui soit efficace. Lorsqu’on ne prend pas les choses à la racine, il est trop tard. »