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Macron, le code du travail et l’ISF Le service de la classe
Frédéric Lordon
Article mis en ligne le 4 octobre 2017

Pour savoir ce que c’est que l’inconscience subjectivement vécue du journalisme objectivement au service de la classe, il suffit de lire l’article du Monde intitulé « Macron face à l’étiquette de président des riches » (1). Citons : « L’opposition tente d’installer la même petite musique qu’il y a dix ans : “Macron, président des riches” » . Sans les cabales vicieusement musicales de « l’opposition », la chose, en effet, aurait-elle pu venir à l’idée de quiconque ? À lire la suite de l’article, il y a de quoi en douter car, en définitive, pas un fait susceptible de soutenir cette retorse accusation n’est réellement établi, preuve en est qu’ils méritent tous le conditionnel et surtout de les faire endosser par les petits musiciens : « les “insoumis” seraient les représentants du “peuple” face à l’ancien banquier d’affaire devenu président de “l’oligarchie” » ; à en croire des socialistes — des socialistes ! — « le nouveau président mènerait une politique inégalitaire ». Mais rien de tout ça n’est assuré, on demandera sans doute aux Décodeurs de trancher : le président Macron mène une politique pour l’oligarchie, vrai ou faux ?

Ni de droite ni de gauche : « efficace » !

Il faudra bien ça pour éclaircir cet incompréhensible mystère : comment se peut-il en effet qu’une élection de classe tranchée comme jamais livre ainsi une politique de classe tranchée comme jamais ? Heureusement un « conseiller » de l’Elysée vient nous sortir de la difficulté : « La question n’est pas de savoir si le budget est pour les riches ou les moins riches [car dans la tête d’un « conseiller », les pauvres n’existent pas, il n’y a que « des moins riches »], s’il s’agit d’un budget libéral ou social, la question, c’est celle de l’efficacité ».

Lire aussi Richard V. Reeves, « Classe sans risque », Le Monde diplomatique, octobre 2017. La récurrence entêtante, presque frénétique, dans le discours gouvernemental de ce topos vieux comme Deng Xiaoping (lui parlait des chats à qui on ne demande pas s’ils sont marxistes ou pas mais d’attraper les souris) ou Tony Blair, qui déclamait semblablement (les souris en moins) devant les parlementaires français en 1998, en dit long sur la sécheresse d’imagination d’un gouvernement qui porte le service de la classe à son comble, et ne pourra, en effet, jamais se trouver d’autre vêtement que « l’efficacité » — quand bien même tout ce qui a été fait depuis trente ans, et qu’il se propose simplement d’intensifier, a spectaculairement échoué. Heureusement, il y a la presse pour s’émerveiller de la modernité du vieux, de l’inédit du non-advenu (« le clivage gauche-droite n’existe plus »), ou de la percée du surplace (« LRM n’est pas un parti »). Et puis pour examiner avec gravité les arguments de « l’efficacité ». (...)

Contrairement à ce que suggère le sens commun éditorialiste, ce qui est bon « pour l’entreprise » n’est pas bon ipso facto pour l’économie tout entière. On appelle d’ailleurs « sophisme de composition » cette erreur intellectuelle qui consiste à étendre à la macroéconomie des énoncés valides pour la microéconomie, comme si la première n’était que l’extension « à l’identique » et à plus grande échelle de la seconde. En fait il n’en est rien, et il suffit pour s’en rendre compte d’imaginer la généralisation de ce rêve patronal — donc microéconomique — par excellence : le salaire zéro. (...)

On ne s’étonnera donc pas que, même si elle se contente d’une simple compilation d’études, l’OCDE ait fini par admettre qu’il était impossible de conclure à quelque effet sur le chômage des stratégies de « baisse du coût du travail ». On ne s’étonnera pas non plus qu’un peu plus tard elle ait conclu identiquement quant aux stratégies de « flexibilisation » (6), ce dont on pourra rendre raison par un argument en fait très semblable. Supposée qu’elle soit vertueuse au niveau microéconomique — en réalité elle ne l’est pas — la « flexibilisation » pèse d’abord quantitativement sur le salaire (et retour à l’argument précédent), mais aussi qualitativement sur sa stabilité, donc sur celle des plans de dépense. Cette instabilité se compose au niveau macroéconomique et affecte nécessairement la formation des anticipations de demande que font les entreprises — le déterminant principal de leurs décisions d’investissement. Il est assez évident que des salariés abonnés à la précarité n’auront aucun accès au crédit donc au financement de leurs achats de biens durables, leur investissement immobilier au tout premier chef. Par un effet de retour que n’imaginera pas le discours de « l’entreprise » — toujours au singulier — « qui crée l’emploi », la « flexibilisation » qui précarise les salariés « précarise » donc du même coup les débouchés de toutes les entreprises… (...)

c’est tout un régime macroéconomique, dominé par le capital, qui conduit à cette remarquable performance du chômage de masse permanent. On peut même dire les choses plus précisément : c’est le capitalisme dominé par les actionnaires qui installe paradoxalement un régime dépressionnaire de l’investissement. D’abord par compression permanente des salaires, donc de la demande adressée aux entreprises. Mais plus encore, et c’est ici que s’expriment toutes les nuisances du primat des actionnaires, par la censure des projets d’investissement qui ne passent pas la barre de leurs exigences de rentabilité financière. En somme, et si vraiment on voulait abandonner l’analyse des structures pour le registre de la morale, il faudrait convenir que c’est le groupe des actionnaires qui porte la responsabilité du chômage. Moyennant quoi on soustrait les patrimoines-actions à toute fiscalité pour lutter contre le chômage… (...)

Certains se souviennent peut-être de cette stupéfiante émission de C dans l’air du 26 juin où la présentatrice lit benoîtement une question d’internaute : « Y a-t-il des exemples de dérégulation du droit du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ? ». Grand silence frisé, tout le monde se regarde. Et puis Raymond Soubie, dans un demi-borborygme : « euh non… ». La présentatrice enchaîne – car on ne se rend pas compte mais c’est un vrai métier – : « très bien, question suivante ». (...)

Le 21 septembre au 7-9 de France Inter, la science économique en majesté avec Philippe Aghion. Question : « Y a-t-il un lien prouvé et démontré entre la facilité à licencier et la facilité à embaucher ? ». Réponse aux avirons : « Je pense qu’il y a eu des études, je ne peux pas vous dire quelle étude, mais enfin c’est prouvé, c’est établi ». La science donc, un peu bafouillante, mais la science : il doit y avoir « une étude » quelque part, mais on ne sait plus où on l’a mise, ni même si elle existe, peu importe en vérité : « c’est prouvé ». Ah mais flûte, voilà qu’on a retrouvé une « étude », du Conseil d’Analyse Economique, dont Aghion fut membre de 2006 à 2012, et qui dit ceci : « Il n’y a pas de corrélation démontrée entre le niveau de protection de l’emploi et le chômage (8) »… Dans n’importe quelle société démocratique décemment constituée, voir engagé si lourdement le sort de tant de personnes par de pareils tocards sur des bases aussi inexistantes serait instantanément un objet de scandale national. Pas ici.

Les naufragés de la croyance

Ici, on laisse les démolisseurs dire « efficacité », qui est le sauf-conduit prévenant toute objection soutenue de journaliste — même quand on n’est pas capable de répondre à la question. Il faut dire que si les questionnés peuvent se permettre pareil degré d’indigence, c’est bien parce qu’en face l’inanité des questionneurs les assure de ne courir aucun risque. Les uns et les autres offrent d’ailleurs ce singulier spectacle de prisonniers solidairement bouclés dans une croyance en voie de naufrage. (...)

même le FMI, rappelle Serge Halimi (9), doit bien constater que le démantèlement du droit du travail, en fait de « libération des énergies », a surtout produit l’explosion des inégalités (10). Un mauvais coup n’arrivant jamais seul, l’OCDE explique alors que l’enrichissement des plus riches n’a aucun effet bénéfique sur la croissance, tout au contraire : elle en réduit les taux de long terme (11). Deux propositions qui peuvent assez bien s’accrocher l’une derrière l’autre pour produire un argument complet.

Moment de vacillation tout de même dans les médias : on sent bien que le cœur y est moins, on entend bien çà et là les hésitations de quelques journalistes en début d’ébranlement, travaillés par l’idée d’un faux gigantesque, un faux de trente ans, payés au prix fort par des populations maintenant un peu énervées, en somme une colossale imposture idéologique. Mais rien encore qui puisse faire faire le pas, le pas de demander à Bruno Le Maire, Benjamin Griveaux et Emmanuel Macron s’ils ne se moquent pas un peu du monde avec leurs couillonnades presque obscènes d’énergies à libérer, de « talents à faire revenir » (12), de « réussites à récompenser » (13), et d’« un trader installé qui crée trois emplois indirects » (14). Faut-il avoir atteint le bout du bout, symptôme d’ailleurs bienvenu d’un ordre épuisé, pour aller chercher des arguments récusés par la réalité comme par les institutions internationales qui les mirent primitivement en circulation, des arguments, pour tout dire, aussi vieux, aussi nuls, auxquels aucune imagination doctrinale, épuisée elle aussi, n’a même été capable de donner un semblant de ripolinage, une petite touche de pas-tout-à-fait-vu, un peu de vernis rafraîchi : les années 80 au micro-ondes.

Mais comme un canard à la tête coupée, la croyance est encore capable de courir droit devant elle un moment (...)