
Chers amis journalistes, parmi les tournures fétiches [1] que vous affectionnez dans vos articles consacrés au handicap, j’aimerais m’arrêter rapidement sur le désormais fameux et obsessionnel : « malgré le handicap ».
Ainsi, vous venez régulièrement nous révéler, et vous émerveillez du fait, que l’on peut étudier « malgré le handicap », « travailler « malgré le handicap », avoir des loisirs « malgré le handicap », avoir une vie sentimentale et sexuelle « malgré le handicap », être parents et surtout mère (nan, sans blague ?) « malgré le handicap », bref, que l’on peut VIVRE « malgré le handicap » ?
Que nous apprend cette magnifique formule, si ce n’est le caractère à peine croyable, hors du commun et éminemment paradoxal de ces situations ?
En utilisant cette expression, beaucoup d’entre vous imaginent sans doute sortir des sentiers battus [3]. Après tout, ce qui est placé avant ou après « malgré le handicap », ne vient-il pas utilement démontrer que tout est possible aux personnes concernées, voire suggérer habilement les difficultés qu’elles peuvent rencontrer mais aussi surmonter ?
Que nenni.
La tournure vient simplement souligner et confirmer, sans le questionner, que votre postulat initial demeure invariablement le suivant : il est communément admis et non contestable que « par essence » le handicap empêche de réaliser tout cela et n’est pas compatible avec une existence ordinaire.
Elle est, en plus, systématiquement mise au service de récits individuels ou de témoignages rarement contextualisés, qui versent à un moment ou à un autre toujours dans l’« inspiration porn », en présentent ces situations comme des réussites inexplicables autrement que par le volontarisme forcené des principaux intéressés.
Comment faire, chers amis journalistes, pour sortir de cette impasse ?
Peut-être faudrait-il changer de postulat. Partir du principe qu’ « avec » un handicap toutes ces réalités et ces activités sont possibles ou, du moins, devraient l’être.
Peut-être faudrait-il renoncer au sensationnel pour privilégier l’information en donnant davantage d’explications sur ce qui rend certaines d’entre elles encore trop rares ou difficilement accessibles aux personnes handicapées.
Cela permettrait à tous de réaliser que le vrai paradoxe ne réside pas dans le fait d’être handicapé et de vivre sa vie, mais d’être handicapé et de ne pas pouvoir le faire « à cause » non pas du handicap, mais d’un système d’oppression systémique bien rodé qu’il serait temps de mettre à jour. (...)