Les auteurs expliquent l’état d’austérité quasi permanent que le néolibéralisme a imposé à une grande partie du continent.
En 1965, Kwame Nkrumah a décrit le paradoxe du néocolonialisme en Afrique, expliquant que « le sol continue d’enrichir, non pas les Africains en premier lieu, mais les groupes et les individus qui travaillent à l’appauvrissement de l’Afrique. » Il a saisi ce qui continue d’être une caractéristique essentielle de l’économie politique africaine.
En raison du néolibéralisme contemporain, de nombreux États africains restent dépendants de l’exportation de leurs matières premières pour enrichir le Nord de la planète, leur politique intérieure étant entravée par des programmes inéquitables d’aide, de commerce et d’investissement et par ce qui est maintenant, après presque quatre décennies d’ajustement structurel, un état d’austérité quasi permanent.
Malgré ses échecs manifestes, le néolibéralisme continue de régenter les politiques sur le continent, appuyé par un acharnement idéologique et un système de conditionnalité qui a asphyxié toute possibilité d’imaginer et rechercher des alternatives. Les gouvernements africains de la période qui a suivi immédiatement les indépendances ont remis en question l’exploitation néocoloniale du continent. (...)
Quelles que soient leurs orientations idéologiques, les gouvernements ont considéré que la principale mission de leur époque était de garantir leur pouvoir politique et économique en se libérant de leur place d’inféodé dans l’ordre économique mondial et d’imaginer une nouvelle place. Par opposition à l’externalisation actuelle de l’élaboration des politiques, ils ont répondu de manière créative aux intérêts matériels de la majorité des gens ordinaires.
L’État a parrainé et/ou implanté des industries ; fourni une éducation universelle pour favoriser les compétences nécessaires à la transformation de l’économie ; construit des infrastructures sociales pour faciliter le travail reproductif [désigne les tâches ménagères non rémunérées, NdT] ; s’est dissocié des monnaies coloniales ; a mis des ressources à la disposition des producteurs nationaux et des femmes par le biais de politiques de développement de la banque centrale ; travaillé à diversifier les sources de revenus ; et construit une solidarité régionale.
Le projet post-indépendance a été miné et dévoyé par les efforts déployés par les gouvernements du Nord, y compris les anciennes puissance colonisatrices. Ils ont perturbé les gouvernements africains par des tentatives d’assassinat et des coups d’État, et ont saisi l’occasion du krach des matières premières des années 1980 qui a dévasté les économies africaines, les obligeant à accepter les prêts de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (BM/FMI) sous condition de libéralisation, d’austérité et de privatisations.
Quatre décennies plus tard, la domination idéologique du néolibéralisme est bien ancrée. Les lieux de la pensée et du savoir progressistes ont été fragmentés, la transmission du savoir-faire a été monopolisée par la logique du marché libre, et les mauvaises interprétations tendancieuses de la période post-indépendance en termes d’idéologie, d’état et d’inefficacité abondent, favorisant un ressenti que la déclaration thatchériste : « il n’y a pas d’alternative. » résume parfaitement.
Des erreurs d’interprétation très répandues
Trois interprétations erronées largement répandues de la période post-indépendance ont été invoquées pour imposer des programmes d’ajustement structurel dans les années 1980 et elles continuent de sous-tendre l’hégémonie néolibérale en Afrique. (...)
Les gouvernements de l’après-indépendance ont cependant entrepris de réglementer les capitaux étrangers, en nationalisant par exemple les industries stratégiques et en contrôlant les capitaux. En définitive, l’incapacité à réduire la domination des capitaux étrangers, la dépendance persistante vis à vis des exportations de matières premières et les fluctuations du système économique mondial ont contribué à saper le projet de développement post-indépendance.
Cette réalité a été occultée afin de faire de l’intervention de l’État un bouc émissaire, justifiant ainsi une plus grande pénétration des capitaux étrangers et une intégration continue dans un ordre économique mondial injuste. (...)
Enfin, le mythe des institutions faibles et inefficaces dans la période post-indépendance a sous-tendu les efforts visant à démanteler l’État ainsi que son rôle dans l’économie et le financement du système social.
Cela donne une image fausse de ce qui a été une période politique exceptionnellement cohérente sur le continent, au cours de laquelle la politique tarifaire et la fiscalité étaient stables, tout comme les plans et budgets de développement public. (...)
Ainsi, lorsqu’au cours de l’ajustement structurel, ces institutions ont été démantelées et remplacées par des organismes standardisés et à vocation unique, cela a détruit le tissu social qui était inhérent au programme post-indépendance. Par exemple, après le démantèlement de l’Office de commercialisation du cacao, géré par l’État, les universités ont été contraintes de collecter des fonds privés, et ces donateurs ont, au fil du temps, remodelé et dépolitisé le contenu des programmes d’études.
Le sentiment de dislocation, d’aliénation et de marchandisation qui en a résulté a sapé les efforts soutenus des gouvernements post-indépendance pour favoriser l’intégration socio-économique.
La période qui a suivi l’indépendance a été marquée par toute une série de faiblesses, essentiellement dues à l’incapacité de résoudre correctement le problème des inégalités entre les femmes et les hommes, de favoriser les travailleurs indépendants et les mouvements paysans ou de mettre en place des systèmes de gouvernance locale décentralisés et puissants.
Toutefois, par rapport à l’ère néolibérale, l’objectif de transformation structurelle était d’une grande clarté et nombreux étaient les efforts politiques visant à transformer les schémas néocoloniaux qui continuent aujourd’ui de s’imposer sur le continent.
Les questions que les gouvernements de l’après-indépendance ont posées, et auxquelles ils ont formulé des politiques en guise de réponses, ont été quasiment ignorées par le néolibéralisme. Il est donc essentiel que les Africains aillent au-delà des discours récurrents qui servent à soutenir le néolibéralisme et réaffirment que les expériences africaines de cette période constituent un point d’ancrage pour les alternatives de développement.