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« Malheur à la ville dont le prince est un enfant ! » (L’Ecclésiaste)
LE BLOG DE JEAN-FRANÇOIS BAYART
Article mis en ligne le 7 décembre 2018

« Qu’ils viennent me chercher ! », avait lancé Emmanuel Macron, l’été dernier, à ceux qui lui demandaient des comptes. « Président, nous voilà ! », répondent les Gilets jaunes. Et ils rendent difficile la poursuite de l’entreprise de démolition néolibérale du modèle social français que ses prédécesseurs avaient entamée et qu’il entendait accélérer en les accusant de pusillanimité.

La comparaison de la mobilisation des Gilets jaunes avec Mai 68 peut dérouter, voire choquer. De prime abord, tout semble opposer ces deux événements, à commencer par leur contenu idéologique ou revendicatif. Mais c’est être prisonnier d’un double contresens, me semble-t-il, que de s’arrêter à cette différence (...)

De quoi les Gilets jaunes sont-ils alors le nom ? De la subalternité, celle dont parlait Gramsci, avant que les « intellectuels organiques » n’en articulent politiquement la colère. Ils demandent d’abord la dignité. Celle dont les privent sournoisement, aux yeux de leur famille, notamment de leurs enfants, et de leur voisinage, la perte de leur pouvoir d’achat ou leur précarité ou leur chômage. Celle que bafoue jour après jour la « simplification administrative » qui les laisse démunis face à leur ordinateur dans un monde bureaucratique dématérialisé, mais de plus en plus tentaculaire, et prompt à leur faire payer un nombre croissant de prestations obligatoires ou indispensables jadis gratuites, à se montrer plus impitoyable que jamais dans le prélèvement de contributions légitimes et néanmoins opaques à force de technicité, à exiger des formalités sans fin et toujours plus complexes.

La dignité, aussi, que foulent aux pieds la Sécurité routière multipliant les obligations onéreuses – le Contrôle technique toujours plus draconien et coûteux, les amendes de plus en plus élevées, les stages de rattrapage de points du permis de conduire, et la détention d’un gilet jaune par passager dans l’habitacle –, l’automaticité des contrôles radar que l’abaissement de la vitesse à 80 km/heure rend plus voraces, la mise hors la loi de conducteurs privés de permis, et donc d’assurance, sans qu’ils puissent se priver de rouler sauf à perdre leur emploi et toute vie sociale – en bref, ce qui est perçu comme un harcèlement déshumanisé, voire un surcroît de répression policière, alors même que le réseau routier n’a cessé de se dégrader, une répression dont les ronds-points sont les hauts lieux, avec leurs contrôles aléatoires.

La dignité de leur travail, que ruine au jour le jour la « bureaucratisation néolibérale » avec son cortège de mini contraintes irritantes comme des piqûres de moustique et son tsunami de normes plus ou moins ubuesques et chronophages.

La dignité, surtout, que méprise le Souverain quand il parle du « pognon de dingue » que coûte leur pauvreté, qui leur enjoint de traverser la rue pour trouver du travail, qui les traite de paresseux irréformables, qui les infantilise en leur citant Barthes pour railler leur attachement à la voiture. Un collègue marocain, Mohamed Tozy, me disait que le mouvement des Gilets jaunes lui faisait penser à celui qui a saisi le Rif ces dernières années…

Certes, les Gilets jaunes n’ont qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes. Ils ont déserté les urnes, ou ont voté pour des partis de droite et de gauche dont la politique économique les a menés là où ils se trouvent. Ils ont bêlé avec le troupeau contre les fonctionnaires, et en faveur de la réduction de la dépense publique qui a détruit les services non moins publics, en les condamnant de ce fait à la voiture et aux kilomètres. Ils ont stigmatisé le principe de l’impôt sans vouloir voir ce que celui-ci leur rapportait en équipements, et sans porter leur critique sur l’injustice de sa répartition. Et, osons le dire, ils ont fait preuve d’une grande bêtise civique en acceptant, depuis les années 1980, tous les fondamentaux de la politique néolibérale qui les a conduits dans le mur, en s’accommodant d’un régime de quotidien unique dans les départements, rétif à tout débat contradictoire sur les questions d’intérêt local ou national, en acceptant de regarder des chaînes télévisées qui sont autant d’insultes à l’information et même à la langue française, en se consolant dans les fadaises complotistes des réseaux sociaux, et en croyant que les grandes surfaces et autres zones commerciales périurbaines rasaient gratis alors qu’elles leur tondaient la laine sur le dos.

Mais, une fois que l’on a éprouvé cette joie mauvaise de voir les Gilets jaunes rattrapés par leur inconséquence politique, que fait-on d’eux ? D’abord, mieux vaudrait les écouter, en prêtant l’oreille à ce qui s’échange, se construit, s’imagine sur les ronds-points, entre des gens d’horizons et de convictions si différents, qui ne se parlaient pas, en tout cas pas de politique, il y a trois semaines. Il se forge en ce moment, autour des braseros, une expérience civique nouvelle, qui peut être riche du meilleur, ou lourde du pire.

Ensuite, pourquoi bouder son plaisir stratégique ? Au contraire des cheminots, les Gilets jaunes sont parvenus à mettre en échec et mat Emmanuel Macron, et à dévoiler sa supercherie. (...)

Plus fondamentalement, le mouvement des Gilets jaunes dissipe l’ « illusion identitaire », qui prévaut depuis les années 1980, pour remettre au centre du jeu la question sociale. A quelques incidents près, infinitésimaux à l’échelle de la mobilisation, et jusqu’à ces derniers jours, il n’a pas parlé d’immigration, dont nul n’a songé à rendre responsable l’augmentation du diesel, mais d’inégalité. Et sa protestation n’est pas climato-sceptique, comme peut l’être l’électorat de Donald Trump, mais s’en prend à la répartition inique de la charge fiscale que nécessite une transition énergétique dont nul ne conteste le principe. Son discours est un gigantesque fourre-tout, un grand n’importe quoi. Néanmoins, pour la première fois depuis bien longtemps, le pays, ou une part appréciable de celui-ci, se lève pour crier : « Tais-toi, bouffon ! ».

Reste à préciser de quoi est fait le Bouffon. Le langage polyphonique des Gilets jaunes n’en est pour l’instant pas capable. Mais leur colère était palpable depuis plusieurs mois, qu’avait cristallisée la limitation de vitesse à 80 km/h, jugée technocratique et irréaliste – la bagnole, déjà. Les préfets en informaient le gouvernement, Emmanuel Macron en avait lui-même pris la mesure lors de son itinérance mémorielle dans le nord-est de la France au mois de novembre. Peine perdue, tant le prince est enfermé dans le château de ses certitudes idéologiques : la France se languirait de son incapacité à « se réformer », c’est-à-dire à se soumettre à la rationalité financière, plutôt qu’économique, et au régime normatif du néolibéralisme. A l’instar des médecins de Molière, Emmanuel Macron ne voit de salut que dans les purges.

Au mépris s’ajoutent ici l’arrogance et l’égarement. (...)

Même si les Gilets jaunes n’ont pas les mots pour le dire, ils constatent pour leur part que la politique menée depuis les années 1980, et que l’Elysée entend intensifier, s’est soldée par l’enkystement du chômage, le durcissement des conditions de travail et d’étude, la déqualification ou la disqualification des métiers, l’aggravation des inégalités, la déstabilisation des grands services publics tels que la SNCF, le réseau routier, la Sécurité sociale, l’hôpital, La Poste, l’Université. Loin de s’être éclairci, l’horizon n’a cessé de s’assombrir. Dans le même temps, ces services, de moins en bien assurés, et qui, dans l’imaginaire français, sont bien plus que de simples entreprises, mais de véritables repères nationaux, sont devenus beaucoup plus coûteux pour leurs usagers.

Face à ces échecs, les tenants de l’Etat, qui en sont directement responsables, n’ont d’autres solutions que la fuite en avant, quitte à brûler les dieux qu’ils adoraient hier et dont ils ont imposé le culte : les privatisations, les partenariats public-privé, la tarification à l’acte à l’hôpital, le recours systématique à la sous-traitance, le démantèlement des protections sociales des travailleurs, la précarisation de l’emploi, l’ubérisation de la société, la dématérialisation systématique de ses relations avec l’administration. Quelle peut être la crédibilité des gouvernants, désespérément anciens ou prétendument nouveaux, aux yeux d’une opinion qui souffre directement des conséquences délétères de cette évolution, lorsque ceux-là mêmes qui ont mis en œuvre de telles politiques doivent concéder que « cela ne marche pas », mais soutiennent mordicus qu’il suffit de faire pire ? De ce point de vue, la privatisation calamiteuse des autoroutes, qui a privé l’Etat de revenus réguliers, abouti à de nombreux licenciements, renchéri la circulation et délaissé l’entretien du réseau, a été une cuisante leçon, et une illustration accablante des courtes vues, de l’irresponsabilité, de l’incompétence, voire de la compromission avec certains intérêts privés, du système de décision qui prévaut depuis plusieurs décennies. (...)

Aujourd’hui, l’heure est celle de tous les dangers, et pourrait donner raison à ceux qui pronostiquaient de graves désordres en cas d’élection d’Emmanuel Macron. Non seulement la classe politique, mais encore les médias et les intellectuels ne sont plus écoutés dans le pays, ce qui rend difficile la mise en forme de la colère ou de la haine sociale. Une division sommaire entre les régions et Paris s’instaure, alors même que les Parisiens souffrent eux aussi de cette même arrogance de la classe politique, de l’autisme de leurs édiles, du désastre néolibéral du tourisme de masse et de la crise du logement et des services publics qui s’ensuit. Les corps intermédiaires ont été délibérément affaiblis, et les candidats aux élections municipales se raréfient de manière préoccupante. Le système démocratique est menacé de collapsus. Le risque est réel de voir l’extrême-droite rafler la mise, dans un contexte européen qui booste les identitaristes, à quelques mois d’une consultation pour laquelle le Rassemblement national était déjà au coude à coude avec la République en marche, avant même les événements de ces quinze derniers jours. Il est non moins grand de voir surgir un nouveau mouvement politique du type de Cinq Etoiles en Italie, dont un Eric Zemmour, ou son clone, pourrait prendre la tête. La réponse de l’Etat, pathétique dans son technocratisme – une prime par ici, une suppression de taxe par là – est inaudible, incompréhensible, et elle rend malheureusement probable l’affaissement d’un régime qui n’est plus représentatif de rien. (...)

A l’échelle des générations vivantes, jamais les Français n’ont autant travaillé sans pour autant avoir le sentiment de vraiment pouvoir exercer leur métier, jamais ils n’ont autant éprouvé la crainte que l’avenir de leurs enfants sera sans doute moins bon que leur propre vie, jamais ils n’ont été aussi peu entendus des pouvoirs publics, jamais leur Etat n’a été aussi intrusif dans leur quotidien, aussi doucereusement autoritaire, et aussi indéchiffrable. Jamais non plus, depuis la Seconde Guerre mondiale, il n’a été aussi inégalitaire.

C’est ce constat amer que chacun peut faire en son for intérieur, et qui attise la colère désordonnée des Gilets jaunes. De ce point de vue, nous le sommes tous peu ou prou, Gilets jaunes, et il n’y a aucune raison de laisser en déshérence cette fureur citoyenne, avec le danger qu’un attrapeur de rats ne nous enlève au son de sa flûte. (...)

NB : Au moment de boucler ce papier nous parviennent les images glaçantes de ces dizaines de lycéens mis à genou et surveillés par des policiers à Mantes-la-Jolie. Elle est jolie, la République en Marche… Une nouvelle page du mouvement s’ouvre sans doute, alors qu’une amie ardéchoise me fait part de son désarroi devant la violence qui monte, m’écrit-elle, dans le département. Blindés légers dans les rues de Paris, Flash-Ball et grenades GLI-F4 employés contre des adolescents, mutisme obstiné de Jupiter, fébrilité de son fusible de Premier ministre : l’Insurrection viendrait-elle ?