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Marianne
Manipulation dans l’affaire Benalla : comment inventer un "complot russe" sur Twitter en quatre actes
Article mis en ligne le 13 août 2018

Pendant plusieurs jours, les médias ont évoqué la possibilité d’un complot russe dans la diffusion de l’affaire Benalla... qui n’a jamais été démontré. L’étude à l’origine de cette hypothèse, menée par l’ONG Disinfo Lab, a de quoi laisser perplexe et peut être démontée point par point.

Cette affaire dans l’affaire avait tout pour fasciner, puisqu’elle mêle barbouzerie, géopolitique et manipulation numérique dans un contexte politique tendu. Elle avait même le bon goût d’épouser parfaitement la théorie macroniste de la "tempête dans un verre d’eau". Seul problème : rien de tout cela n’était démontré. Dans l’histoire des intox au succès retentissant, la fable du "complot russe sur les réseaux sociaux dans l’affaire Benalla" restera en effet comme un modèle du genre. (...)

Retour sur l’émergence d’une "information fracassante"... qui n’était, jusqu’à preuve du contraire, qu’un conte d’été.

A partir du 3 août, la thèse a essaimé sur de nombreux médias, radio, TV, ou écrits. Elle était abordée au conditionnel, le plus souvent sur le mode interrogatif. "La Russie a-t-elle amplifié l’écho de l’affaire Benalla ?", se demandaient les journalistes. Encore un coup des Russes ? Cette question saisissante et dérangeante méritait apparemment d’être posée, sur la foi d’une étude menée par une ONG censée lutter contre la propagation de "fake news", la EU DisinfoLab. Autant le dire : les auteurs de cette étude portent une lourde responsabilité dans la propagation de cette intox. Alors que leur objectif revendiqué est la lutte contre les “fake news” et pour la qualité de l’information, ils ont contribué à la propagation de rumeurs en entretenant la confusion sur les résultats de leur recherche. (...)

Tout commence le 30 juillet, lorsque Nicolas Vanderbiest, co-fondateur de Disinfo Lab et doctorant à l’Université catholique de Louvain, publie trois tweets fracassants, dans lesquels il partage les premiers résultats de son “investigation” sur l’affaire Benalla. Il explique pêle-mêle que "1 % des comptes ayant tweeté sur l’affaire a produit 44 % du total des tweets" et que "parmi ceux-ci, correspondance de 27 % avec l’écosystème russophile”. Il conclut qu’il y a eu "du gonflage numérique puissance 20". Ce spécialiste des "fake news" va même jusqu’à… poster une capture d’écran d’un membre supposé de cette "russosphère", à titre d’exemple. (...) Aucune précaution sur les conclusions à tirer de ces quelques lignes ne vient d’ailleurs accompagner cette analyse retentissante. (...)

Le parti centriste Agir, proche mais pas allié d’Emmanuel Macron, flaire vite le bon coup. Ce même 1er août, l’ex-député Frédéric Lefebvre, désormais cadre d’Agir, publie un communiqué mordant titré… "Affaire Benalla : la commission d’enquête doit se saisir de la manipulation attribuée aux comptes russophiles sur Twitter pour déstabiliser l’exécutif français". Par la grâce de la communication politique, l’activisme de comptes supposés "russophiles" se transforme ainsi en "manipulation" pour "déstabiliser" le président de la République. Scandale diplomatique en vue !

Ce qui n’est alors que l’interprétation d’un parti politique va trouver un écho médiatique au bout de 36 heures. (...)

Le soupçon est transparent. Le même jour, cette information a l’honneur d’une dépêche de l’AFP, ce qui assure au sujet une diffusion sur l’immense majorité des sites d’actualité. L’article de l’agence de presse n’est pas spécifiquement centré sur la "russosphère" mais aborde la question. Plusieurs membres du gouvernement sont interrogés. Ils ne prennent pas de distance avec les conclusions de Frédéric Lefebvre. Le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux juge en particulier “positive” l’initiative d’Agir. Quant au secrétaire d’Etat Mounir Mahjoubi, il accrédite volontiers l’idée que l’affaire a été artificiellement gonflée par des internautes mal intentionnés. "(Il y a) clairement eu une volonté opportuniste d’utiliser une ‘actualité chaude’ pour accélérer sa diffusion et favoriser une polarisation de l’opinion", triomphe le ministre. De nombreux médias, comme Libération, Paris Match ou France Soir reprennent la dépêche, avec son développement sur l’"éco-système russe". (...)

Cela aurait pu être la fin de l’histoire. Sauf que EU Disinfolab a publié l’ensemble de ses résultats ce mercredi 8 août. Patatras : comme le constate alors une dépêche de l’AFP, il n’existe "aucune preuve d’ingérence russe sur Twitter". Plus encore, rien dans l’étude menée par l’organisme de Nicolas Vanderbiest ne justifie de mettre un accent particulier sur l’influence russe dans cette affaire. Si l’"éco-système russophile" a été particulièrement actif sur les réseaux sociaux, il l’a été… moins que d’autres sphères, notamment beaucoup moins que la communauté proche de la France Insoumise, et même un peu moins que les proches du Rassemblement national ou la communauté souverainiste.

Un fichage polémique
L’étude de EU Disinfo Lab a suscité la polémique en raison de ses lacunes, mais également du fichage qu’elle implique. L’ONG a en effet mis à disposition du public un tableur - désormais inaccessible - , classant 3.890 comptes dits "hyper-actifs" selon leur proximité politique. De nombreux internautes ont contacté la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (Cnil) qui a annoncé l’ouverture d’une enquête. Ce vendredi, icolas Vanderbiest a publié un message sur la plate-forme Medium, dans lequel il présente ses "excuses" à celles et ceux que l’étude de son ONG a pu "heurter", notamment en raison du fichage réalisé. "Je ne suis ni un facho, ni un barbouze. Je suis guidé par les valeurs démocratiques et mon aveuglement au service de la lutte contre la désinformation ne m’a pas permis de mesurer la portée de mes actes", explique-t-il.(...)

selon l’étude, les russophiles adeptes de "fake news" sur l’affaire Benalla sont au nombre de… 86. Pas vraiment une armée susceptible de "déstabiliser" l’exécutif, comme le prétendait Frédéric Lefebvre, rapportée aux 247.701 personnes qui ont "tweeté" sur le sujet… Enfin, et c’est là peut-être la plus grande faiblesse de ce travail, l’impact des messages n’est à aucun moment quantifié, en fonction de la notoriété de son auteur, par exemple. Concrètement, pour l’ONG, un tweet diffusé par un compte avec 4 abonnés équivaut un message diffusé par des comptes certifiés, avec plusieurs dizaines de milliers de suiveurs. Un peu léger...

Facile d’être russophile

D’autres critères laissent pour le moins perplexe. Pour établir la "russophilie" des comptes, l’étude de l’ONG de Nicolas Vanderbiest ne choisit par exemple qu’un critère : celui d’avoir tweeté des articles du site web Sputnik et de la chaîne Russia Today, sur une période de deux mois, de février à mars 2017 (...)

EU DisInfo Lab n’expliquent pas quelle fréquence, ni quel volume de partage d’article suffisent pour diagnostiquer la "russophilie" d’un internaute. La période qui sert de référence aux auteurs interrogent également. (...)

Le "gonflage" de l’affaire Benalla revendiqué par l’ONG de Nicolas Vanderbiest prête lui aussi à discussion : si 1% des comptes a produit 47% du contenu sur l’affaire Benalla, est-ce vraiment inhabituel ? L’étude n’apporte aucun élément sur ce point, évoquant simplement avoir dénombré "trois profils" ayant "de fortes probabilités d’être automatisés ou semi-automatisés". Soit 0.001% du total des comptes qui ont relayé le scandale. (...)

Certes, EU Disinfo Lab n’a jamais accusé Vladimir Poutine d’avoir orchestré cette affaire. Seul le parti Agir l’a directement laissé entendre, tandis que plusieurs titres de presse ont posé la question. Pour autant, en attirant l’attention des médias sur l’"éco-système russe” en lien avec un prétendu "gonflement numérique" dans l’affaire Benalla, cette organisation - qui se veut une vigie contre la diffusion de fausses informations - était-elle vraiment dans son rôle ?