
« Nous venons d’assister à un opéra bouffe », s’écriait Jean Baudrillard au lendemain de la victoire écrasante de Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2002. Dix ans plus tard, la scène de cet « opéra bouffe » est à nouveau dressée pour notre plaisir ou notre désespoir. Mais ce qui remplissait les salles au moment des saisons électorales a envahi désormais notre vie quotidienne médiatique et rien n’empêchera désormais cet opéra bouffe, qui nous tient lieu de théâtre politique depuis trente ans, de se rejouer ad nauseam. L’histoire repose toujours sur la même intrigue éventée : le combat du bien contre le mal, la défense des « valeurs » contre le vice éhonté.
(...) Au-delà du lâche soulagement des médias en 2002, abusés par le miroir déformant d’une élection de maréchal à plus de 82 %, comme elle le fut, cinq ans plus tard, par le soi-disant « siphonnage » des voix du FN par Nicolas Sarkozy qui, en empruntant ses thèmes au FN, aurait asséché son terrain électoral, le « diable est toujours là », en pleine forme. Il fait preuve d’une vitalité étonnante et semble se nourrir de ses défaites.
La raison en est simple : loin de menacer le système, il lui donne la réplique, loin de le faire trébucher, il en est la jambe de bois. Et c’est pourquoi le système politique tout entier boîte à sa suite comme un pauvre diable… Loin d’être un remède à l’insouveraineté qui dévore le champ politique, la fièvre lepéniste n’en est que le symptôme le plus aigu… (...)
la classe politique est si peu crédible que cela rend le diable sympathique et même attirant. Rien n’est plus désirable que le mal, c’est bien connu. Alfred Hitchcock se plaisait à le répéter : « Meilleur est le méchant, meilleur est le film. » « Sympathy for the devil. » Sympathie pour le diable.
Désormais, c’est un diable new look, « dédiabolisé », un diable de femme qui s’habille en jeans bruts. (...)
De fait, sous l’autorité du chef de famille, la petite entreprise familiale « Le Pen » a prospéré en recouvrant du drapeau français les causes les plus diverses et leur clientèle, « les tiroirs-caisses » électoraux. Monté opportunément dans « le train poujadiste » qui lui ouvrit les portes du Parlement sous la Quatrième République finissante, il se fit l’avocat des commerçants et artisans. Puis, une fois de Gaulle revenu au pouvoir et l’Algérie devenue indépendante, il jeta son dévolu sur les perdants de la décolonisation, les rapatriés d’Afrique du Nord dont la frustration fut canalisée sous la forme du racisme anti-immigrés, véritable fonds de commerce du FN, puis captant en sa faveur le vent de la révolution néolibérale au début des années 1980, il ambitionna de devenir le Reagan français au moment où la gauche arrivait au pouvoir en France, recyclant certains mots d’ordre du bréviaire néolibéral comme le « Buy American » ou « l’Amérique, tu l’aimes ou tu la quittes » et les histoires à la Reagan de Welfare Queen, la “Reine assistance”, qui s’était acheté une Cadillac avec des allocations chômage…