
Le « journalisme de préfecture » recouvre un ensemble de réflexes et de pratiques médiatiques qui conduisent à relayer, sans aucun recul, le discours « officiel » (celui des autorités, de la police ou de la justice) à propos d’opérations de « maintien de l’ordre ». Plusieurs éléments entrent en compte pour expliquer la prégnance de cette forme de journalisme dans le traitement des violences policières. Le premier concerne la proximité et la dépendance des journalistes vis-à-vis de leurs sources policières. Le second concerne une certaine conception du journalisme comme partie prenante du maintien de l’ordre social
Dans une rubrique dédiée, nous documentons différents cas où la couverture médiatique de violences policières s’est résumée peu ou prou à une reprise, sans recul, des éléments de langage des autorités et de la police. Dans les manifestations, dans les quartiers populaires ou sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes, la presse locale ou nationale semble souvent plus disposée à rendre compte des informations fournies par la gendarmerie ou la police qu’à recueillir la version des habitants ou manifestants.
Ce constat peut s’expliquer par la proximité, voire la familiarité entre les journalistes et leur sources policières. La notion de proximité est développée dans un article des sociologues Jérôme Berthaut, Éric Darras et Sylvain Laurens sur le travail des journalistes de faits divers dans la presse quotidienne régionale [2]. A travers différents entretiens menés avec des « faits-diversiers », les auteurs montrent comment les journalistes ont besoin d’entretenir des relations solides avec des interlocuteurs réguliers dans le corps policier. (...)
Jérôme Berthaut, Éric Darras et Sylvain Laurens montrent par ailleurs que les « faits-diversiers » sont enclins à la croyance (et la confiance) dans une « objectivité de fait » des institutions policières et judiciaires. Comme nous l’avions déjà écrit, ce phénomène explique non seulement que certains journalistes ne remettent pas en cause les informations délivrées par ces sources, mais qu’ils leur donnent, en outre, l’exclusivité. (...)
L’importance accordée aux sources « officielles » par les journalistes – au détriment d’autres témoignages – est parfois reconnue explicitement. (...)
La dépendance à ces sources peut être accrue dans le contexte actuel de resserrement des contraintes temporelles et budgétaires. Enquêter en profondeur est coûteux, et à défaut de cela, les rédactions doivent se contenter des conférences de presse et communiqués officiels. (...)
Ces différentes considérations (proximité/dépendance vis-à-vis des sources) peuvent également s’appliquer aux spécialistes police-justice, qui sont amenés à commenter, dans les médias nationaux, les mobilisations sociales et les cas de violences policières – quand ces cas sont couverts ! Comme leurs homologues « faits-diversiers » de la presse locale, ces journalistes entretiennent des relations privilégiées avec leurs sources policières. (...)
Les relations de confiance et de dépendance, tissées par les journalistes des services police-justice, sont d’autant plus mises à profit en période de grandes tensions sociales et politiques, comme c’est le cas en France depuis la mi-novembre. Parce que les grands médias, et plus particulièrement les chaînes d’info, sont branchés en continu sur les manifestations – dans lesquelles sont présentes les « forces de l’ordre » – les commentaires se déversent eux aussi en flot continu. Les journalistes et éditorialistes des services police-justice sont particulièrement mobilisés pour faire part des dernières informations de la préfecture. C’est particulièrement le cas sur les chaînes d’information en continu, où ces « experts » sont omniprésents en plateau pour commenter les images des manifestations [11].
Les informations les plus sensibles sont cependant distillées au compte-goutte, et les rédactions sont en outre invitées à respecter un certain nombre de consignes de la part du ministère de l’Intérieur ou de la préfecture elle-même. Des accords tacites pour une même perspective : celle de ne pas « entraver le maintien de l’ordre » et de ne pas fournir des informations à même de « faciliter le désordre ». C’est particulièrement le cas des informations concernant les violences policières. (...)
Bien au-delà de l’auto-censure, les plus hauts gradés de la profession ne rechignent pas nécessairement à intégrer ces directives, ni ne les considèrent comme une pression. Pour la simple et bonne raison que les chefferies éditoriales et les éditorialistes les plus en vue se vivent eux-mêmes comme des gardiens de l’ordre. Les positions sociales élevées qu’ils occupent – tant dans la hiérarchie médiatique qu’à l’extérieur, dans la société –, les relations étroites qu’ils entretiennent dans les réseaux de pouvoir politiques et administratifs à titre professionnel ou personnel, contribuent à alimenter une convergence de vues avec les responsables gouvernementaux et administratifs. Des vues qui consistent essentiellement à vouloir maintenir l’ordre social existant dont ils bénéficient, et à rapidement résorber tout désordre en cherchant les fameuses « sorties de crise ».
Dès lors, rien de surprenant à ce que les éditocrates n’aient de cesse de condamner à longueur d’antenne les manifestants et le désordre social qu’ils provoquent. Notre rubrique dédiée aux mobilisations des gilets jaunes fait la chronique de la morgue et du mépris des éditorialistes à l’égard de secteurs de la population dont ils ignorent tout ou presque
Si l’on considère que l’éthique journalistique élémentaire suppose d’enquêter, de recouper les sources, et de ne pas prendre pour acquise la communication des institutions, alors le « journalisme de préfecture » relève de l’oxymore. Il constitue, en quelque sorte, l’exact opposé du mythe du journalisme comme quatrième pouvoir, ou comme contre-pouvoir. (...)
Si l’on considère que l’éthique journalistique élémentaire suppose d’enquêter, de recouper les sources, et de ne pas prendre pour acquise la communication des institutions, alors le « journalisme de préfecture » relève de l’oxymore. Il constitue, en quelque sorte, l’exact opposé du mythe du journalisme comme quatrième pouvoir, ou comme contre-pouvoir. (...)
Ce journalisme-là n’est certes pas représentatif des pratiques de l’ensemble de la profession. Mais il demeure une réalité prégnante en période de mobilisations sociales – la couverture médiatique des violences policières en est la preuve. Un journalisme « aux ordres » qu’il convient de dénoncer et de critiquer inlassablement.