
Qui fabrique quoi, et pour qui ? Dans « Quotidien politique », Geneviève Pruvost évoque les écoféministes des années 1970, s’invite dans les zad et revalorise les tâches domestiques.
Supposons que vous ayez envie de faire un gâteau au yaourt. Il vous faudra des œufs, de la farine, du sucre, de la levure et, naturellement, des yaourts. C’est la recette de pâtisserie la plus simple au monde. Mais sa simplicité vient notamment du fait qu’aujourd’hui, qui veut faire ledit gâteau ne fait plus qu’assembler les différents ingrédients. Vous êtes-vous jamais demandé d’où ils venaient ? Allez-vous vous-même récolter les œufs frais ? Moudre le blé en farine ? Brasser le lait pour obtenir les yaourts ? Comme beaucoup de Français (et l’auteur de ces lignes en fait partie), vous arrivez certainement au bout de la chaîne de production et vous vous contentez d’acheter ingrédients et ustensiles dans le supermarché du coin. Et, de fait, vous dépendez complètement de l’infrastructure technocapitaliste.
De cette lutte contre la dépendance quotidienne au capitalisme — et des moyens d’en sortir —, la sociologue du travail et du genre Geneviève Pruvost fait le point de départ de toute révolution digne de ce nom dans son dernier ouvrage, Quotidien politique (La Découverte, 2021). Le sous-titre — Féminisme, écologie, subsistance — a valeur de programme politique : pour accoucher d’une société égalitaire, féministe et écologique, il faut revenir aux économies de subsistance. (...)
Soit un modèle économique dans lequel une communauté subvient à ses besoins de manière autonome, sans ingérence étatique ou capitaliste ni quête de profit. (...)
Avec l’avènement du capitalisme, le travail de subsistance est disqualifié
La relecture des féministes de la subsistance permet à Pruvost d’écrire un contre-récit féministe de la destruction des économies de subsistance traditionnelles. Les féministes de la subsistance font remonter les premières attaques à leur encontre à la Préhistoire et, plus précisément, à l’invention de l’agriculture au Néolithique. Alors que ces intellectuelles réhabilitent, à partir de travaux anthropologiques et de découvertes archéologiques, le rôle central des femmes dans les sociétés paléolithiques, elles insistent sur la naissance du patriarcat, corollaire de la conquête de la nature par l’agriculture. L’anthropologue Françoise d’Eaubonne voit ainsi dans la charrue un « instrument de conquête de terres » à cause duquel « les femmes sont sommées de produire de la main-d’œuvre pour prendre en charge cette nouvelle surface de terre arable ». (...)
Un autre grand bouleversement au sein des sociétés paysannes survint des millénaires plus tard, au tournant des XVe et XVIe siècles en Europe occidentale. La philosophie du premier capitalisme émergent, porté tant par l’Église que la bourgeoisie urbaine contre des communautés rurales de plus en plus indépendantes, considéra que « le travail se doit désormais d’être profitable, et non plus seulement de répondre aux besoins des maisonnées. Il s’ensuit que tout ce qui ne croît pas par le travail humain de manière significative semble improductif, voire du non-travail. Dès lors, le travail de subsistance est disqualifié ». L’historienne Silvia Federici envisage de ce fait la grande chasse aux sorcières comme la conséquence de ce nouveau cadre de pensée économique, qui vit la destruction en profondeur des sociétés paysannes et apposa un « marquage sanglant sur le corps des femmes de la transformation des sociétés paysannes en sociétés mercantiles, pourvoyeuses de bras pour l’industrie ». (...)
Cette destruction par étapes des sociétés de subsistance, au sein desquelles les femmes tenaient un grand rôle, aboutit aux XIXe et XXe siècles à ce que l’autrice qualifie de « houzewification ». Cet anglicisme [2] désigne l’enfermement progressif des femmes dans des foyers composés d’une famille nucléaire et l’individualisation et la féminisation des tâches ménagères, dont sont écartés les enfants, les hommes et les familles élargies qui formaient les maisonnées de l’Ancien Régime. Les féministes de la subsistance n’ont pas de mots assez durs pour critiquer cette réduction des femmes aux seules tâches ménagères, par ailleurs considérablement dévaluées et sorties de la sphère du travail (...)
La houzewification va plus loin, en réinscrivant la figure de la femme au foyer dans l’économie du travail capitaliste. Le dévouement corps et âme de la femme au foyer pour ses proches sert de modèle au capitalisme contemporain — bien que ses œuvres soient largement mésestimées. (...)
« La femme au foyer est une travailleuse totale qui nourrit l’idéal capitaliste »
Les féministes de la subsistance ne cèdent pas pour autant aux sirènes du salariat. À leurs yeux, l’avènement du salariat féminin dans les pays du Nord global au XIXe siècle marqua au contraire une aliénation de plus, dans la mesure où les femmes, privées du soutien des maisonnées traditionnelles, détruites, durent se mettre au service d’un patron et souscrire à la consommation de masse à défaut de pouvoir subvenir elles-mêmes à leurs besoins (...)
Dans les zad, on met en commun des pratiques et des savoirs vernaculaires
Heureusement, des territoires résistent encore et toujours au capitalisme, voire soutiennent activement des projets révolutionnaires, y compris dans les pays du Nord mondial. Les enquêtes qu’a menées Geneviève Pruvost ces dix dernières années auprès des alternatifs français permettent d’en saisir les contours et les caractéristiques. Si ces communautés locales, « vicinales » pour reprendre ses mots, fascinent tant la chercheuse, c’est parce qu’elle y décèle un modèle politique susceptible de se substituer au capitalisme et de revenir aux économies de subsistance. Ces communautés — dont l’une des plus connues en France est la zad de Notre-Dame-des-Landes — ont en effet pour caractéristique de mettre en commun des pratiques et des savoirs vernaculaires, de manière à se rendre autonomes et ne plus dépendre, ou du moins pas totalement, de la technostructure capitaliste et de l’ingérence étatique. (...)
C’est en outre dans ces « communautés de face-à-face » que peut s’inventer une démocratie proprement égalitaire et inclusive. (...)
Ce faisant, en prenant soin de tous leurs membres par elles-mêmes, « les communautés de face-à-face n’ont pas besoin d’un État qui les régente et sont en capacité de s’entre-gouverner ». Il en va de même dans la répartition du travail quotidien. Nul besoin de maîtres, car l’interconnaissance des besoins de tous facilite une organisation précise du travail collectif en fonction des nécessités du moment. (...)
« l’autonomie en matière de subsistance constitue la base matérielle de la reproduction et de la vie et le cœur de ce qui doit faire politique ».
Faire du ménage le point zéro de toute révolution (...)