
La sagesse chinoise nous rappelle que le lieu le plus sombre est... sous la lampe. Il me semble que la grande absente de nos discours, que ceux-ci soient politiques, philosophiques, sociologiques ou psychologiques, c’est ce qui se trouve à la base même de notre être, à savoir... la peur.
Les membres des autres espèces mammifères ont peur de façon ponctuelle, quand ils se sentent objectivement en danger. (...)
De l’homme, en revanche, dont la conscience s’accompagne d’emblée de l’idée de son propre anéantissement, la peur semble être constitutive. Si omniprésente en nous que nous ne la voyons pas, et négligeons d’en tenir compte. Ce n’est pas que notre existence soit plus "nasty, brutish and short " ("pénible, grossière et courte", selon les termes d’Hobbes) que celle des autres animaux, c’est que nous le savons d’avance. Et en souffrons pour ainsi dire en permanence. (...)
Les bébés qui naissent ignorent tout de cette peur existentielle. Dès les premières berceuses et les premiers contes de fées, on la leur communique. On leur apprend que le monde est plein d’ombres, de dangers, de menaces. (Et c’est vrai !). L’acquisition du langage les fait entrer dans la conscience, qui est conscience de la mort. (...)
Ce n’est pas le baptême, la circoncision, le catéchisme, le rite d’initiation, mais bel et bien le cauchemar qui marque l’entrée pleine du petit d’homme dans l’humanité. (...)
La peur trahit notre faiblesse réelle et cela nous fait honte ; voilà pourquoi nous avons tant de mal à en parler. Nous rêvons de puissance et sommes impuissants, redoutons de perdre la face, qu’est-ce un humain sans face ? Le garçon effrayé par son absence d’avenir prendra de l’ascendant sur sa soeur qui prendra de l’ascendant sur ses fils qui grandiront en détestant les femmes, ainsi se perpétuent tous les cercles vicieux de la violence. (...)
Au cas où nous n’aurions pas de quoi être fiers dans notre vie personnelle, nous pouvons toujours être fiers de notre pays et, par extension, de nous-mêmes en tant que citoyens de ce pays. (C’est pourquoi l’idée fut excellente, au plus fort de la crise économique, de lancer le débat sur l’identité nationale.) Pour éviter à son pays humiliation et affronts, on ira jusqu’à faire la guerre pour le défendre. Dès le premier jour de la guerre, les soldats ont la frousse, ils tremblent, suent, cauchemardent et chient dans leur froc. (...)
Les petits Français envoyés en Algérie apprendre à torturer et à tuer des fellaghas avaient peur à en vomir. Aucun journal télévisé, manuel d’histoire ou cérémonie de commémoration ne mentionne jamais ce facteur. Seule la littérature, apparemment (citons Les Champs d’honneur, de Jean Rouaud, ou Des hommes, de Laurent Mauvignier, éd. de Minuit, 1995 et 2009) lui accorde l’importance qui lui revient.
Le film Bowling for Columbine, de Michael Moore, contient une démonstration magistrale du rôle que joue la peur aux Etats-Unis, de tout ce que fait ce pays depuis sa fondation pour attiser et entretenir ce sentiment chez ses citoyens. (...)
Peur les uns des autres, justifiant la possession des armes à feu. Peur des musulmans, suffisamment puissante pour justifier la proportion de cent pour une entre les victimes irakiennes et américaines de la guerre en Irak.
Mais s’il est vrai qu’un excès de peur rend les gens manipulables, trop peu de peur aussi. Eliminer la peur, ce serait éliminer notre humanité et nous transformer en robots... but qui, çà et là sur la Terre, semble presque avoir été atteint. (...)
N’est-ce pas un sujet digne de réflexion ? Ne faudrait-il pas que la peur figure en bonne place dans les thèmes à aborder en classe de philo au lycée ? Et même avant ! Devoir pour toutes les classes de 4e : "J’ai peur de..."