
Le Nouveau Monde -Tableau de la France néolibérale a paru aux éditions Amsterdam le 10 septembre. Ce livre collectif accorde notamment une large place à la critique des médias et des industries culturelles. En attendant d’en débattre pendant une journée de rencontres (dont nous sommes partenaires) samedi 4 décembre à la Bourse du travail de Paris (voir le programme), nous publions ici un chapitre [1]. (Acrimed)
Décembre 2020. Une somme de 200 millions d’euros est mise en jeu par la loterie Euromillions et la présentatrice de BFM-TV s’inquiète : « On fait quoi avec tout cet argent si l’on gagne ? — On commence par le logement, avec cet hôtel particulier à 31 millions d’euros dans le 16e arrondissement, 1 300 mètres carrés, trente-deux pièces », répond Pierre Kupferman, le titulaire de la chronique Éco. Il conseille pour les loisirs « cette villa à 34 millions d’euros au bord du lac Léman et puis un château provençal du XIIIe siècle, avec 84 hectares dont 48 hectares de vignes ». Pour rallier ces propriétés, « le fleuron de Dassault, le jet Falcon 8X, à 48 millions d’euros » et « la voiture la plus chère du monde, une Bugatti à 17 millions d’euros ». Après quoi, « il vous reste 62 millions d’euros à placer à 4 % de rendement, ça vous dégage un revenu mensuel de 207 000 euros ». Quelques jours plus tard, surprise, le gagnant du pactole annonce qu’il veut en consacrer une grande partie à la création d’une fondation pour aider les hôpitaux. Ce chanceux ne doit pas regarder la télé et ses experts, tous d’obédience libérale. Des années qu’ils pourfendent l’État hypertrophié, ses services publics désuets, sa fiscalité confiscatoire, ses fonctionnaires privilégiés pour mieux vanter le monde enchanté de l’entreprise, ses hardis propriétaires et ses dirigeants visionnaires. Avec l’arrivée d’Emmanuel Macron au ministère de l’Économie, en remplacement d’Arnaud Montebourg, à l’été 2014, ces « éditocrates » se sentent pousser des ailes. (...)
« Le capitalisme, c’est notre système social »
« Iconoclaste », « réformateur », « moderne », Emmanuel Macron devient vite « le ministre préféré des Français », selon les sondages commandés par des médias dont il est le ministre préféré. En 2017, son premier gouvernement fait l’unanimité sur BFM-TV. « Bruno Le Maire a la carrure d’un patron de Bercy », juge Emmanuel Lechypre, spécialiste économie. Le ministre des Comptes publics, « Gérald Darmanin, il a du talent, c’est quelqu’un qui sera efficace », loue Anne Rosencher, de L’Express. « Les personnalités de la société civile sont très intéressantes », note Ruth Elkrief. « On a des gens qui sont plongés dans les affaires », vante le politologue Roland Cayrol. « Il y a une femme passionnante, c’est Muriel Pénicaud, ministre du Travail, -s’emballe Guillaume Roquette, du Figaro. C’est l’ancienne DRH de Danone ! Un groupe de 100 000 personnes, totalement privé, présent sur les cinq continents ! » « Elle coche énormément de cases », admet Sophie Coignard, du Point. Le pays va enfin être gouverné comme une entreprise. Une panacée pour ces éditorialistes qui ne cessent de louer le secteur privé.
« C’est la fête ! » exulte en mars 2015 Marc Fiorentino, chroniqueur éco de Canal+. Il célèbre le « carton absolu » du CAC40. (...)
La présentatrice de BFM-TV s’inquiète : « On entend souvent que cette distribution de dividendes se fait sur le dos des salariés, c’est vrai ? — Eh ben non, c’est une erreur, corrige Emmanuel Lechypre. Parce que la richesse de l’entreprise se partage entre les salariés et les profits. Or, les salaires, c’est les deux tiers de la richesse créée par les entreprises. Cette part n’a jamais été aussi importante depuis trente ans. Trente ans ! » Les salariés se gavent sur le dos des actionnaires. Sur LCI, Pascal Perri psalmodie son credo : « Je rappelle que ce sont les entreprises qui créent la valeur. » Roland Cayrol s’en tient à son rôle de politologue : « Le capitalisme, ça n’est pas seulement de l’économie ! Le capitalisme, c’est notre système social, ça a fabriqué notre système de valeurs. »
Pour l’incarner, on ne compte plus les reportages sur la vie rêvée des riches. (...)
« Le gaspillage continue »
Pour célébrer les entrepreneurs conquérants, M6 joue un rôle de premier plan avec le magazine « Capital », dont les « sagas » martèlent que l’économie, c’est la guerre : « la guerre des valises à roulettes », « la guerre des robots cuiseurs », « la guerre du pain », « la nouvelle guerre des agences immobilières »… Lancée en 2012, « Patron incognito » met en scène des chefs d’entreprise déguisés en stagiaires pour aller fliquer leurs employés. Puis, en 2020, « Qui veut être mon associé ? » propose à des mécènes de la startup nation d’entrer au capital de jeunes sociétés. Dans le même temps, M6 pointe régulièrement la sphère publique et ses profiteurs, depuis « Argent public : le gaspillage continue ! » en 2015 jusqu’à « Aides sociales, retraites : révélations sur un grand gaspillage » en 2021, en passant par « Fonctionnaires : la chasse aux abus ? » en 2017. (...)
« Trop de fonctionnaires en France ! » alerte le bandeau de l’émission de Pascal Perri. « On a la religion de l’emploi public en France, du statut de fonctionnaire, aveuglément ? s’alarme David Pujadas. — Oui », répond Dominique Seux, des Échos. « Il y a en France une propension à la dépense publique qui est de nature assez culturelle », renchérit l’expert François Écalle. (...)
« L’absentéisme des fonctionnaires coûte 2 000 euros par agent. » Sans parler de leur temps de travail riquiqui. « La question des 35 heures s’invite dans les collectivités locales », prévient Julian Bugier sur France 2 en 2015, tandis que TF1 annonce en 2019 « la probable hausse du temps de travail pour ceux qui sont sous les 35 heures. C’est le cas dans de nombreuses collectivités territoriales. »
Face à cette flemme légendaire, David Pujadas suggère sur France 2 en 2017 : « Les fonctionnaires doivent-ils être rémunérés au mérite ? Le maire de Romans, dans la Drôme, veut s’inspirer des méthodes du privé. » « La question n’est pas celle du nombre de fonctionnaires mais de leur statut, de l’emploi à vie », approuve Eugénie Bastié, du Figaro, sur LCI en 2018. « Il faut que ces privilèges soient supprimés, il faut une nuit du 4 août pour ces petits fonctionnaires », plaide Ivan Rioufol, lui aussi du Figaro. (...)
. La France entière est un pays -d’assistés, « championne du monde des aides sociales », se lamente Éric Brunet sur LCI en décembre 2020. (...)
« L’absentéisme des chômeurs aux rendez-vous avec leurs conseillers atteint des sommets, dénonce Capi-tal en 2016. Même pour les séances de coaching, l’assiduité n’est pas tou-jours au rendez-vous. » Le « coach » de Pôle emploi est pourtant motivant : « 83 % des Français font un travail qu’ils n’apprécient pas, donc les conces-sions, il faut les faire, parce que de toute façon il faut travailler. » Conclu-sion de l’enquêteur : « Il faudrait suspendre les indemnités des chômeurs à qui l’on propose un emploi et qui le refusent. » (...)
Les honnêtes gens, elles, subissent le matraquage fiscal. « Qui sont les Français oubliés de la baisse de l’impôt sur le revenu ? demande David Pujadas en juin 2019. 95 % des contribuables vont bénéficier de cette baisse. » Faux : plus de la moitié des ménages — les plus modestes — ne bénéficieront pas de cette baisse car ils sont exonérés de l’impôt sur le revenu. Erreur récurrente, dans presque tous les reportages et débats, ces ménages ne sont pas considérés comme « contribuables » bien qu’ils paient diverses taxes (TVA, CSG, etc.). Ainsi, David Pujadas ne s’intéresse pas à cette catégorie, pour lui, les seuls « exclus de la baisse » sont les « foyers fiscaux les plus aisés, ceux qui déclarent plus de 100 000 euros net par an ». Dominique Seux compatit : « Plus vous payez d’impôts, plus ça vous fait mal. La mise sous condition de ressources des allocations familiales a fait beaucoup de mal psychologiquement chez ces Français… » (...)
« Impossible de réformer »
L’État prédateur est en outre doté de lois castratrices « dans un pays qui compte 400 000 normes et où le Code du travail pèse un kilo et demi », déplore Gilles Bouleau au printemps 2015 sur TF1. « S’y retrouver dans ce pavé de 3 700 pages n’est pas chose facile », regrette sa collègue Anne-Claire Coudray, avant qu’un effet spécial n’augmente démesurément le volume du « gros livre rouge ». « Le Code du travail va-t-il mincir ? », demande David Pujadas en septembre 2015 sur France 2. Le présentateur sort de sous la table du JT « notre fameux Code du travail, si lourd avec ses près d’un kilo et demi », le brandit devant la caméra et le laisse tomber pour en faire sentir tout le poids. Agnès Verdier-Molinié déplore dans « Le Grand Journal » de Canal+ : « Chaque fois qu’on réforme, on ajoute des articles. » Elle ne précise pas que les dérogations sont souvent à l’origine de cette prise de poids (par exemple, le démantèlement progressif de la règle du repos dominical ajoute quinze articles). Si journalistes et experts attaquent de conserve le Code du travail, c’est qu’ils placent beaucoup d’espoirs dans la loi Macron et justement dans sa réforme du travail du dimanche. (...)
Autre mesure de la loi Macron, la libéralisation des lignes d’autocars. Les JT en font une promotion effrénée avec des sujets construits selon un ordre immuable. D’abord, un aperçu des pléthoriques dessertes à prix mini ; ensuite, des paroles de voyageurs ravis ; enfin, des témoignages enthousiastes de patrons d’entreprises de transport ou de leurs chauffeurs accompagnés de l’annonce de milliers d’embauches. Pourtant, en juin 2015, à la veille de l’adoption de la loi, quand Gilles Bouleau reçoit sur TF1 son auteur, il lui fait passer un sale quart d’heure. « Là, nous ne sommes pas face à un big bang. Ce que tous les autres pays ont fait, c’est-à-dire se débarrasser du CDI, vous ne le faites pas. C’est un tabou, c’est une vache sacrée !? […] Votre loi additionne un certain nombre de petites mesures mais l’essentiel de l’écosystème français — les 35 heures, les régimes de retraite spéciaux — rien de tout cela ne bouge, c’est figé ad vitam æternam. » (...)
Au cœur de la loi El Khomri, « de nouvelles garanties pour les chefs d’entreprise, annonce David Pujadas en mai 2015. Les dommages et intérêts aux prud’hommes devraient être plafonnés en cas de licenciement ». De licenciement abusif, mais le « 20 heures » ne le précise jamais. (...)
Las, le 5 décembre, les manifestations font le plein. « L’un des reproches faits à l’exécutif concerne le flou, l’absence de pédagogie qui entoure cette réforme complexe », rapporte Laurent Delahousse sur France 2. « Le gouvernement dit que c’est une réforme qui sera plus juste, relaie Hélène Lecomte sur LCI. C’est le message qui a peut-être du mal à être entendu, ce qui explique ce chiffre, 806 000 personnes mobilisées. » Près d’un million de malcomprenants. « S’il y a autant de monde dans la rue et que cette réforme passe, espère Laurent Neumann sur BFM-TV, ça voudra dire que le gouvernement a été extrêmement courageux. » À défaut d’être pédagogue. (...)
Les experts si prompts à crier au « corporatisme » s’emploient à diviser les contestataires. (...)
Le plus farfelu des contre-feux est allumé par TF1 dans son « 20 heures » avec un sujet dédié aux « frugalistes ». Rien à voir avec des adeptes de la décroissance soucieux de préserver l’environnement. « Leur but : dépenser le moins possible pour pouvoir prendre leur retraite à 40 ans. » Le reportage présente un jeune homme qui « travaille sans arrêt, dépense le minimum, économise au maximum, épargne et investit tout ce qu’il peut ». Pas dans la permaculture, dans l’immobilier. Tout aussi frugaliste, « un couple de Québécois a investi pendant toute sa carrière plus de 500 000 euros en Bourse et vit aujourd’hui de cette rente ». Conclusion : « Le frugalisme, c’est finalement une énième relecture de la fable de La Fontaine, “La Cigale et la Fourmi”. » Et un énième plaidoyer pour la retraite par capitalisation à destination des cigales qui chantent dans les manifestations. (...)
« Travailler plus »
En mars 2020, la crise du Covid-19 fait passer la réforme des retraites à la moulinette de l’éteignoir. Sans détourner les experts de leurs dogmes. « Nous avons fait le choix de mettre l’économie en sommeil pour protéger la santé des individus, se rengorge Nicolas Bouzou sur CNews. Donc c’est le capitalisme qui se met au service de la santé des gens. » Le capitalisme est trop bon. Problème, cela « va creuser d’une façon considérable les déficits. Le seul moyen de solvabiliser nos finances publiques, ce sera la croissance. Et la croissance à court terme, ce sera de travailler plus. Y a rien d’autre. » There is no alternative. « On découvre les problèmes d’organisation de l’hôpital alors que ça fait une dizaine d’années qu’on est un certain nombre à écrire là-dessus. » Pour preuve, ce tweet du même Nicolas Bouzou en 2014 : « On se dit la vérité ? Dans dix ans, nous aurons deux fois trop de lits d’hôpitaux. Productivité potentielle énorme. » (...)
À la sortie du premier confinement, Roland Cayrol prédit sur LCI : « Les Français, comme tous les peuples consommateurs du monde, ils ont une envie, c’est de retrouver le type de bonheur qu’on vivait avant. » Le bonheur de consommer. « Ce qui est intéressant, c’est qu’y a un très grand consensus des économistes, certifie Patrick Artus, de Natixis. Y a pas d’économistes de droite, de gauche ou du milieu. » Seulement des économistes libéraux, à la télé. « Cette crise va créer d’incroyables inégalités. Si vous travaillez dans une compagnie aérienne, vous êtes très, très mal. Si vous travaillez chez Google ou chez Amazon, vous êtes très, très bien. » Les préparateurs de commande d’Amazon roulent sur l’or. La présentatrice cite des personnalités qui appellent à « une taxation accrue du capital et [à] un rétablissement de l’ISF. — C’est une mauvaise conception du revenu du capital, tranche Patrick Artus. Vous pouvez pas inciter les Français à prêter leur épargne aux entreprises si par ailleurs vous taxez à 100 % le revenu qu’ils en retirent. » Qui a parlé de 100 % ? (...)
Olivier Babeau, de l’Institut Sapiens, se dit « consterné de l’éternel retour de l’ISF. Dès qu’y a un problème, tout de suite, c’est la taxation des riches ». Maurice Szafran, de Challenges, précise : « C’est une question absolument centrale dans la psychologie française. » La justice fiscale relève de la psychiatrie. « Les explications de Patrick Artus sont absolument savantes et tout à fait convaincantes mais strictement incompréhensibles pour les Français. » Les Français sont vraiment trop cons.
Le Nouveau Monde -Tableau de la France néolibérale, aux éditions Amsterdam