
À chaque lutte sociale, des fragments du passé remontent à la surface : Mai 68, la Commune, la Révolution française… Mobilisées par les commentateurs, ces références tuent la nouveauté. Mais quand les acteurs s’en emparent, elles leur donnent des ailes.
Les couloirs de l’université ressemblent à un corps entièrement tatoué, avec leurs murs recouverts de mots d’ordre placardés à la va-vite et son sol parsemé de livres en libre accès. Le 13 avril 2018, trois historiens étaient venus donner un cours sur « L’histoire comme outil d’émancipation » dans la fac de Tolbiac occupée. Et soudain, dans un amphithéâtre bondé, ils ont entonné l’hymne des femmes devant la masse compacte des étudiants venus assister à leur séminaire alternatif. « Nous qui sommes sans passé, les femmes, nous qui n’avons pas d’histoire… », chantent-ils avec la salle, visiblement ravis d’avoir été invités. (...)
« Pas Mai 68 mais 1793 »
Le couplet n’a pas été choisi par hasard : « Au moment où cet hymne est rédigé, s’ouvrent les premiers séminaires et colloques d’histoire des femmes. Pour armer la lutte féministe, le MLF a eu besoin de mobiliser le passé », rappelle l’historienne des révolutions Mathilde Larrère, sur l’estrade ce jour-là aux côtés de Laurence de Cock et Guillaume Mazeau. Intuitivement, les étudiants en lutte, vent debout contre ParcourSup – la réforme de l’accès à l’université –, le savent. Sinon, leur mouvement ne serait pas aussi pétri de références historiques bricolées. Tandis que les cinquante ans du joli moi de Mai s’invitaient au théâtre de l’Odéon, eux taguaient un rageur « Mai 68. Ils et elles commémorent, nous recommençons ». On pouvait aussi lire sur une banderole « Tu veux vraiment te battre ? Souviens-toi il y a cinquante ans ».
Mais ce n’est pas la seule référence, elle est même contestée par certains. Ainsi, une autre inscription – « On ne veut pas Mai 68 mais 1793 » – manifeste une préférence pour la Révolution française, quand ce ne sont pas les événements de 1871 qui sont convoqués par les collectifs autoproclamés « Commune » de Tolbiac, Censier, Nantes ou Lyon. Sur Twitter, sous les hashtags #blocage #OccupeTaFac #NonÀLaSélection, les portraits de Louise Michel, Jules Vallès, Léon Mabille et d’autres composent un visuel dont le titre sonne comme une promesse : « La Commune de Tolbiac refleurira ». (...)
« L’invocation permanente de 68 dans les médias peut être un moyen de nier la portée novatrice d’un mouvement social. Cela permet d’écrire la chronique de sa mort annoncée », reconnaît Mathilde Larrère qui propose une chronique diffusée sur le site Arrêt sur images, dans laquelle elle étudie les références à l’histoire dans les discours publics.
Pour autant, les étudiants n’ont pas renoncé à puiser dans l’histoire matière à penser l’avenir. Leurs slogans et discussions prouvent que le passé est autre chose qu’un vestige dévitalisé, relégué aux grimoires, figé dans des statues, enfermé dans des célébrations officielles. (...)
quand les politiques commémorent, les acteurs se remémorent. Et depuis quelque temps, des chercheurs s’intéressent de plus près à ce rôle mobilisateur du passé.
Histoire vivante contre mausolées (...)
Il y a encore une dizaine d’années, l’heure était à la dénonciation : en 2005, une poignée d’historiens, heurtés par les instrumentalisations politiques de l’histoire, lançaient le Comité de vigilance contre les usages publics de l’histoire (CVUH). Alors qu’une loi préconisait d’enseigner aux élèves les « effets positifs » de la colonisation, ils refusaient que leur discipline cautionne un « roman national » aujourd’hui porté par des figures médiatiques comme Lorànt Deutsch ou Stéphane Bern. (...)
Au début des années 2000, quelques historiens engagés ont donc décidé de battre le fer contre la réduction de l’histoire à la mémoire – une vision initiée par Pierre Nora vingt ans plus tôt avec Les Lieux de mémoire. (...)
Aujourd’hui, un cap a été franchi : après avoir critiqué ce goût pour les mausolées qui embaument les morts, ils s’attellent désormais à interroger une histoire vivante dans laquelle ils voient moins un frein qu’un combustible pour les luttes actuelles. Il existe d’ailleurs un mouvement éditorial au diapason de cette nouvelle préoccupation, auquel participent des ouvrages comme Les Luttes et les rêves (éd. Zones) de Michèle Zancarini-Fournel, Une histoire populaire de la France de Gérard Noiriel, à paraître en septembre chez Agone, l’Histoire mondiale de la France (éd. Seuil) dirigée par Patrick Boucheron qui a aussi publié avec François Hartog L’Histoire à venir (éd. Anacharsis), la bande dessinée d’Etienne Davodeau La Balade nationale (éd. La Découverte), ou encore Pourquoi se référer au passé ? codirigé par Claudia Moatti et Michèle Riot-Sarcey. (...)
« Les acteurs contemporains actualisent des principes comme la liberté ou la démocratie, en se réappropriant des événements restés inachevés ou incompris. On retrouve ainsi dans les soulèvements populaires du Maghreb et du Proche-Orient de 2011 cette liberté qui était présente en germe dans les révolutions européennes de 1848. Et dans Nuit debout un écho aux révolutionnaires de Juillet 1830 qui auraient, selon certains écrits, tiré sur les horloges pour arrêter le temps », analyse pour sa part l’historienne Michèle Riot-Sarcey. Son dernier livre met à l’honneur l’espoir contenu dans les germes de révolutions qui cherchent sans cesse à s’actualiser. La volonté de donner une suite à des expériences inachevées. (...) Pour rallumer l’étincelle. (...)
Mémoire populaire et subversive
Chez les zapatistes, la remémoration est un processus très conscient, théorisé depuis 1994. Pour eux, la mémoire est une porte vers le futur, c’est le sol qui permet de cheminer sans tomber. Dans un texte pratique, l’Armée zapatiste de libération nationale explique ainsi que l’histoire « pousse à croire (et à lutter) qu’un autre aujourd’hui est possible ». Cette alliance entre hier et demain est pensée comme une stratégie (...)
Parmi les références plurielles en forme de rhizome qui s’entrecroisent, certaines affleurent plus que d’autres. Ainsi, la Commune semble mettre tout le monde d’accord, tandis que la Révolution française occupe une position marginale dans les mouvements sociaux d’aujourd’hui. La première n’a pas pris une ride. C’est une référence qui court de 1968 à aujourd’hui, toujours vivante. (...)
« Ce qui est nouveau, c’est que des historiens décident d’œuvrer en direction d’une histoire émancipatrice plutôt que conservatrice », affirme Laurence de Cock. Face aux mobilisations qui secouent la France ces temps-ci, des étudiants aux cheminots en passant par les infirmiers, une figure de l’historien engagé est en train de se faire jour. Lors des grandes grèves de 1995, c’était un sociologue, Pierre Bourdieu, qui jouait ce rôle. Mais l’inflation des discours sur le roman national titille les spécialistes du passé. (...)
« Une certaine génération d’anciens historiens avaient tendance à donner des "leçons d’histoire" aux contemporains, tandis qu’une nouvelle génération, encore minoritaire, s’éveille à la critique et comprend beaucoup mieux les liens vivants entre le présent et le passé », se réjouit Michèle Riot-Sarcey, spécialiste de l’utopie, qui ne s’est « jamais sentie aussi en phase avec [ses] contemporains ».