
Qui contrôle les moyens de production ? Que produit-on, et sur la base de quelle définition de la valeur ? Questions décisives, mais absentes du débat public. Quand les salariés ploient sous l’austérité, les poser apparaît presque comme un luxe. Le salaire porte cependant un enjeu qui dépasse celui de la feuille de paie. Il représente un outil de transformation sociale et d’émancipation dont la puissance est dissimulée par deux idées reçues.
– La première suggère que le salaire servirait à satisfaire les besoins des travailleurs, comme en témoigne l’expression « prix de la force de travail ».
– La seconde le présente comme la contrepartie de la productivité du travailleur, et donc comme le prix du produit de son travail. Ainsi, tour à tour, ou en même temps, il se voit défini comme prix du travail et comme « revenu du travailleur ». Bref, le gagne-pain et la récompense de l’effort. Ces deux propositions conduisent à faire du salaire un « pouvoir d’achat ». (...)
Définir les producteurs par la ressource qu’ils tirent de leur « capital humain », et non par leur capacité à décider de la valeur économique (lire « Mots-clés »), et par conséquent de ce qui va être produit, par qui et comment : telle est la représentation que tente d’imposer le capitalisme.
(...)
Pour en finir avec cette conception, nous disposons d’une institution déjà puissante, issue des conquêtes sociales : la cotisation, qui constitue l’une des deux dimensions émancipatrices du salaire (1).
Il convient de préciser qu’on se réfère ici au salaire total, à ne pas confondre avec le salaire net — celui qui figure au bas de la feuille de paie — ni avec le salaire brut, qui ne constitue qu’une partie du salaire total. (...)
Quand une personnalité politique parle de la cotisation comme d’une taxation du revenu ou d’un prélèvement, ou lorsque la représentante du patronat dénonce les « charges sociales » qui alourdissent le « coût du travail », elles mettent en cause une composante du salaire. Or geler, voire baisser, le taux de cotisation, comme le préconisent les réformateurs de droite et de gauche, revient à diminuer le salaire dans ce qu’il a de porteur d’avenir. (...)
Car la cotisation sociale offre une définition anticapitaliste de la valeur. Son versement consiste tout simplement à attribuer une valeur économique à des non-marchandises telles que les prestations de santé, l’éducation des enfants, l’activité des retraités. En finançant ainsi le salaire à vie des pensionnés, le salaire au grade des soignants, le salaire maintenu des malades ou des chômeurs, le travail non marchand des parents, elle subvertit le marché du travail et la mesure des biens par leur temps de production. (...)
Nous socialisons déjà plus de 40 % du salaire total dans les cotisations sociales et la contribution sociale généralisée (CSG). Sur la base de ce « déjà-là », on peut envisager la socialisation de l’intégralité du salaire, y compris celle de sa composante directe, par une cotisation qui se substituerait à la paie versée par un employeur et qui garantirait la sûreté du salaire à vie. Cette nouvelle forme de cotisation couvrirait tout ce qui l’est actuellement par le salaire direct des employés du privé et des fonctionnaires, par les indemnités journalières santé, maternité, chômage, invalidité, accidents du travail et maladies professionnelles, par les pensions de retraite et par les prestations de l’aide sociale. L’ensemble représente environ la moitié du produit intérieur brut (PIB). Il faudrait donc, à terme, instaurer une cotisation à cette hauteur. (...)
A terme, affecter l’intégralité de la richesse produite à la cotisation, et donc au salaire socialisé, constituerait un acte politique fondamental : la définition de la valeur, sa production, sa propriété d’usage et sa destination reviendraient aux salariés, c’est-à-dire au peuple souverain. L’enjeu du salaire, c’est donc la possibilité de sortir du capitalisme. (...)
Car, au fond, il n’est besoin pour travailler ni d’employeurs, ni de prêteurs, ni d’actionnaires. (...)