
Les habitants des quartiers contredisent dans la pratique l’accusation « séparatiste », produite par l’ordre dominant, et lui opposent une « contre-histoire ». Cette myriade de compétences ordinaires, souvent lumineuse, a « amené sa part de progrès », comme disait Lunatic. La défendre, c’est se défendre. Un texte écrit avec Abdel Yassine.
D’abord un pré-requis pour gagner du temps, « penser clair, voir clair » comme disait Césaire : pour nous il n’y pas « un traitement médiatique et politique » des attentats et de l’Islam mais un rapport de force politique sur la question du racisme en France. Ce rapport de force est aujourd’hui marqué par une montée en puissance manifeste d’une vision du monde venue de l’extrême droite et de son histoire. (...)
Ce rapport de force produit des « fausses lignes d’opposition » : Laxisme/Lucidité ; Liberté/Islam ; lutte contre le terrorisme/Anti-racisme... Elles fonctionnent comme des lignes de fracture, et imposent des prises de position à toute une partie de la population qui se retrouve ainsi piégée, étouffée. Pourquoi étouffée ? Parce que cette polarisation extrême (extrémiste), approprié désormais par une partie majoritaire du champ politique, y compris à gauche, est une incroyable dénégation de la réalité vécue par une immense majorité de la population. Elle est aussi la dénégation, ou plutôt l’effacement, d’un travail politique et social de l’ordinaire qui se mène chaque jour dans notre société, et que ces pyromanes sont en train de détruire.
Nos territoires, aujourd’hui majoritairement urbains, consolident à tâtons une culture commune de la coexistence, de la maîtrise des conflits que produisent les différences. Parmi ces différences bien sûr, celle de la pratique religieuse et de ses conséquences sur la vie quotidienne. Il n’est pas ici question de dire que la question religieuse n’existe pas dans les quartiers populaires. Il n’est pas question de dire non plus qu’elle ne pose ni problème ni conflit. En revanche, nous revendiquons l’idée que les habitants n’ont pas attendu les délires guerriers issus des champs politique et médiatique pour affronter ces conflits.
Nous sommes acteurs associatifs, anciens élus locaux dans des territoires populaires sur lesquels nous continuons de nous investir. Depuis des années, nous pouvons observer l’énergie déployée par les habitants, organisés ou non, pour faire tenir un équilibre précaire dans les quartiers. Oui, les difficultés sociales, les processus d’exclusion et de stigmatisation, portent en elles une tension singulière et sont sources de violences qui parfois nous dépassent. Mais les premiers à les affronter, et à y trouver des solutions, sont les gens concernés par celles-ci : les familles qui règlent à leur manière les conflits divers, les jeunes ou moins jeunes qui jouent leur rôle de dialogue et de médiation, les professionnels qui agissent sur ces terrains avec une expertise rarement reconnue.
Il est finalement très paradoxal de voir traiter d’« angélistes » ceux-là mêmes qui sont les plus conscients de ces conflits et de leurs effets dans la réalité (...)
Dans notre pays, les gens vivent ensemble, se doivent d’inventer une forme collective de vie et dans celle-ci des capacités d’action. Et ils ont d’autant plus inventé qu’ils étaient la cible de violences sociales et symboliques.
Ainsi les habitants des quartiers contredisent dans la pratique l’accusation « séparatiste », produite par l’ordre dominant, et lui opposent une « contre-histoire », pour reprendre les mots d’un magnifique dialogue entre Etienne Balibar et Daho Djerbal[2]. Cette contre-histoire est faite d’une myriade de pratiques d’apaisement qui se sont développées pour une grande part en marge du champ politique. Elle manie l’ironie, la distance et la réflexivité (...)
Nous pensons à ces habitants qui s’organisent, ouvrent dans les quartiers des espaces de dialogue et de solidarité en lieu et place d’un service public qui n’est plus là. Nous pensons aux militants politiques et élus locaux, aussi, qui combattent la rupture entre les citoyens et la politique, tentent de démontrer que la politique, ce n’est pas forcément quelque chose de sale. Tout cela sans les moyens qu’imposeraient de tels défis et avec l’impression - au mieux ! – de colmater quelques brèches.
Apparaît alors quelque chose de particulièrement insupportable. Les discours de stigmatisation ne dénient pas seulement l’existence de toutes ces actions menées : il faut mesurer à quel point ce climat casse, détricote, écrase des acquis qui sont parfois le résultat fragile d’années de pratiques et de dialogue sur le terrain.
La bonne formule serait donc : taisez-vous, dégagez, et comme disait Lunatic[3], laissez-nous « amener notre part de progrès »…