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Orient XXI
Nostalgie du passé soviétique dans le sud de la Géorgie
Article mis en ligne le 12 mai 2022

Malgré les tensions persistantes au Haut-Karabagh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, Azéris et Arméniens cohabitent en bonne intelligence dans la région de la Basse Kartlie, dans le sud de la Géorgie, pays lui-même marqué par de multiples conflits. Le concept communiste d’amitié entre les peuples entretient le souvenir d’une époque où les populations se respectaient.

« Si on s’affronte, c’est uniquement aux dominos ! » s’exclame Moukhtar en abattant vigoureusement une pièce en ivoire sur le plateau de bois qui lui fait face. « Le Karabagh c’est loin, ce ne sont pas nos affaires, ici nous sommes tous frères » renchérit Jora, son partenaire de jeu. Moukhtar est turc azéri et Jora arménien. À Khojorni, petit village situé sur la frontière qui sépare la Géorgie de l’Arménie, ils sont reconnus comme aq saqqal (« barbes blanches » en langues turciques), des autorités coutumières dont le rôle est de dispenser conseils et aide à ceux qui en ressentent le besoin, ainsi que d’organiser la vie de la communauté. (...)

S’exprimant tour à tour en arménien ou en azéri, ils connaissent tous les habitants de ce village de quelques centaines d’âmes dans lequel les deux ethnies cohabitent en bonne intelligence. Cette situation peut interpeller au vu de l’inimitié qu’entretiennent ces populations l’une pour l’autre depuis la période de l’effondrement soviétique et le déclenchement de la première guerre du Karabagh (1988-1994) qui fit un million de déplacés de part et d’autre de la frontière arméno-azerbaïdjanaise. Ni Khojorni ni aucun des villages de cette région mixte n’ont fait face aux tensions ethniques qui ont agité Arméniens et Azéris dans le Caucase du Sud.

Trente ans de conflit n’ont pas entamé la bonne entente qui pourrait rappeler l’époque soviétique, quand le Caucase était relativement exempt de tensions ethniques. De même, la reprise des combats au Haut-Karabagh en 2020 n’a entraîné aucun affrontement sur le sol géorgien, contrairement à ce qui a pu s’observer dans d’autres pays abritant des communautés arméniennes et azéries (des violences ont éclaté à Los Angeles, Moscou ou encore Lyon). La victoire de l’Azerbaïdjan sur les forces arméniennes du Haut-Karabagh pourrait toutefois avoir suscité des passions nationalistes antagoniques dans ces villages où la tolérance est traditionnellement de mise.

(...) C’est relativement isolés du reste du pays que vivent les habitants des villages évoqués plus haut. S’ils revendiquent tous leur appartenance à la nation géorgienne, très peu connaissent le géorgien et la capitale Tbilissi, pourtant à moins de deux heures de route, semble bien loin. Les conversations se font indifféremment en arménien, en russe, ou en azéri, que l’on appelle encore ici « la langue musulmane » selon un usage qui avait cours dans le Caucase jusqu’à la fin de l’URSS. (...)

Les enfants croisés devant l’école de Tsophi avouent ne connaître qu’un géorgien rudimentaire : la langue nationale est ici enseignée comme langue secondaire, à la manière du russe ou de l’anglais, explique le directeur de l’école, et les élèves sont répartis en deux sections, une arménienne et une azérie, chacune recevant du ministère de l’éducation géorgien des manuels traduits dans sa langue (...)

« Nous avons grandi ensemble, nous avons les mêmes problèmes : le manque de travail et de ressources économiques. Il y a ici des familles mixtes, et je peux dire que si nous avons des patries différentes, nous faisons tous partie de la même nation » affirme, catégorique, une vendeuse de légumes au bazar de Dmanisi tout en partageant la chaleur d’un brasero avec ses amies — une Arménienne, une Géorgienne et trois Azéries —, qui ne manquent pas d’acquiescer avec vigueur. « Pendant la guerre de 2020, nous nous retrouvions parfois devant la télévision entre femmes pour boire le thé. Mon amie arménienne pleurait ses morts et moi les miens. La guerre est une tragédie pour tous », ajoute-t-elle. (...)

Dans ces villages, chacun semble très attaché à son identité d’origine, mais se défend de vouloir importer le conflit arméno-azerbaïdjanais sur le territoire géorgien (...)

La cohabitation semble donc heureuse, et peut faire songer à ce qui a jadis existé à Bakou, Erevan ou dans le Karabagh. Les zones en question connaissent une longue tradition de diversité ethnique et de tolérance, notamment permise par l’URSS, mais peut-être également par le contexte des guerres qui ont opposé la Géorgie aux enclaves séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie, pendant lesquelles Arméniens comme Azéris servaient dans l’armée nationale (...)

« La chute de l’URSS a produit des frontières absurdes »

Cette nostalgie pour l’époque révolue des Républiques soviétiques semble toucher la plupart des gens de plus de 40 ans. (...)

Une situation d’entente exemplaire ? Le discours semble généralement sincère, mais paraît parfois un peu artificiel, et certains interlocuteurs préfèrent éviter d’évoquer le sujet. Mohamed, l’étudiant en informatique tempère : « il est vrai que les gens sont très tolérants dans la région. Mais chacun adore sa nationalité d’origine, et s’il n’y a pas de tensions visibles, c’est aussi parce que personne ne veut attirer l’attention de la police géorgienne ». Ce tableau soviétique idéal ne serait donc pas tout à fait exempt d’animosité et de rancœur ? (...)

La présence et la vigueur de récits contradictoires forgés au-delà des frontières nationales pourraient toutefois poser un problème à la Géorgie à laquelle ces communautés sont condamnées à s’intégrer, ni l’Arménie ni l’Azerbaïdjan ne souhaitant encourager de mouvement séparatiste chez leur voisin qui a toujours affiché sa neutralité dans le conflit du Karabagh. La Géorgie a d’ailleurs interdit le transit de matériel militaire par son territoire aux deux belligérants pendant le conflit de 2020. (...)

Le défi pour la Géorgie comme pour les représentants de ces communautés sera sans doute de parvenir à donner une représentativité à des cultures locales qui puissent se définir indépendamment des narratifs arménien ou azerbaïdjanais. C’est par exemple l’objectif de l’association Solidarity Museum qui cherche à promouvoir la culture azérie du Borchalo, ses traditions si particulières de tissage de tapis et de chants, sans se laisser enfermer dans le cadre déterminé par l’État azerbaïdjanais, qui finance notamment un musée de la culture azerbaïdjanaise à Tbilissi.