
Comment enseigner sans se préoccuper des élèves qui dorment à la rue, ou des garçons habitués à frapper les filles ? Institutrice puis directrice d’école en Seine-Saint-Denis pendant plus de trente ans, confrontée à la paupérisation des habitants, Véronique Decker défend un enseignement à la fois ancré dans le réel et tourné vers l’émancipation. Entretien avec l’auteure du livre Pour une école publique émancipatrice.
Véronique Decker [1] : Notre métier, c’est de former une génération qui va prendre en main la destinée politique du monde d’ici 25 ans. On ne peut pas se contenter de viser des performances de lecture ou de calcul. Il faut impérativement avoir une vision politique du monde que l’on souhaite voir advenir.
Si on veut en finir avec les féminicides, il faut éduquer les petits garçons à respecter l’intégrité physique des filles. Pour les enjeux liés au réchauffement climatique, c’est la même chose. Dès la maternelle, on peut faire réfléchir les enfants à ce que c’est que le gâchis et le caprice. De proche en proche, et au fur et à mesure qu’ils grandissent, on peut réfléchir avec eux au sens que cela a de nourrir des animaux avec du soja qui a fait le tour du monde. Ou se demander pourquoi on devrait écrire sur du papier tiré d’arbres qui arrivent de l’autre bout de la planète. Cela peut très bien se faire dans le cadre de cours de géographie en cycle trois (CM1, CM2, 6ème, ndlr). (...)
Je pense que l’on ne peut pas enseigner en ne faisant que raconter des choses. Comment apprendre l’égalité aux enfants, par exemple, si on reste totalement indifférent au sort d’un élève qui dort dans la rue ? Ce n’est pas possible. Pour emporter l’adhésion des enfants, il faut qu’il y ait un minimum de cohérence entre ce que l’on dit et ce que l’on fait. La moralité, c’est ce qu’ils voient de nos actes chaque jour. (...)
Vous avez choisi de pratiquer la pédagogie de Célestin Freinet, du nom de l’instituteur qui développa des techniques d’enseignement coopératives au milieu du 20ème siècle. Le choix de cette pédagogie, c’est un engagement pour vous ?
Tout à fait. Cette pédagogie, qui s’est développée à l’intérieur de l’école publique, forme des gens capables d’organiser leur enseignement de manière collective, que ce soit avec leurs collègues ou avec les enfants. C’est une pédagogie coopérative, qui s’appuie sur le groupe, et qui essaye d’agir sur le réel. Quand les enfants écrivent, ils écrivent réellement à quelqu’un. Ils ont des correspondants. Quand ils inventent des histoires, ils les publient. Quand ils calculent, c’est pour de vrai (...)
La pédagogie Freinet enseigne le sérieux et la responsabilité. C’est une pédagogie du travail. Quand on commence un dessin, il est fini quand il est colorié, contre-collé sur un carton, mis dans un cadre et affiché. On ne félicite pas les enfants pour un petit gribouillis fait à la va vite. Les enfants doivent être engagés dans ce qu’ils font. (...)
La démocratie consiste à réunir des gens pour qu’ils prennent des décisions ensemble. Ce n’est pas d’aller voter tous les cinq ans pour élire des personnes qui décideront à notre place. Mais la démocratie, ce n’est pas naturel, cela s’apprend. Et en se pratiquant plutôt qu’en recopiant des leçons ! Les enfants apprennent à faire des choix, en commençant par le plus important car la démocratie, ce n’est pas avoir tout, tout de suite. Quand l’ouragan Irma a ravagé Haïti en 2017, les élèves délégués de l’école ont décidé de faire des gâteaux, de les vendre et d’envoyer l’argent à une école là-bas qui avait tout perdu. Ils ont dû récolter 200 euros, avec lesquels on aurait pu faire des choses dans notre école, qui n’est pas (de loin) la plus riche de France… Le fait qu’ils décident spontanément de ne pas garder cet argent pour eux mais de l’envoyer à l’autre bout du monde, dans un endroit où ils ne connaissent personne, c’est de l’éducation civique réelle. C’est bien plus efficace que d’apprendre à chanter la marseillaise par cœur ! (...)
Trop d’enseignants considèrent que leur fiche de préparation suffit pour qu’un gamin soit motivé pour apprendre l’imparfait, par exemple. Mais le gamin sera motivé s’il a besoin d’apprendre l’imparfait, pour écrire un conte, ou parler de mythologie. Il n’y a que les enfants de profs qui ont envie d’apprendre l’imparfait simplement pour l’apprendre. Les autres n’en ont que faire. Au sein d’une école Freinet, beaucoup de choses reposent sur le désir des enfants et des familles. Dans ce cadre, il faut être prêt à avoir de réelles surprises, bonnes ou mauvaises.