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Libération
« Nous sommes tous des placés sous surveillance électronique en puissance »
Article mis en ligne le 9 octobre 2016

Pour le philosophe Tony Ferri, la surveillance électronique n’empêche pas le passage à l’acte. Et elle est aussi inefficace que la prison pour prévenir la récidive. Loin d’être une mesure laxiste, c’est une peine totale, psychique, et qui guette désormais chaque citoyen. Le bracelet, c’est l’institution pénitentiaire qui emménage au domicile du « surveillé », qui habite sa conscience, et finit par le déposséder de son intimité.

L’enfermement ne rend pas les individus meilleurs. La prison « symbolise la honte de l’échec inavouable de l’humanisme », selon Tony Ferri. Le philosophe accompagne des détenus dans leur réinsertion depuis quinze ans en tant que conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation. Hors les murs, le placement sous surveillance électronique est devenu frénésie, hystérie.

Notre compulsion de punir en a fait une peine ordinaire et discrète à laquelle il devient difficile d’échapper. Des individus bagués à la cheville sont parmi nous, nous qui sommes tous surveillés - smartphone en poche -, qui n’avons de cesse de nous autosurveiller - smartphone en main -, addicts que nous sommes à la norme.

La société de l’hypersurveillance est advenue, sorte de soumission volontaire et générale au régime du placement sous surveillance électronique. Pourtant, c’est une sanction, une punition. Aussi inefficace que la prison pour empêcher la récidive ou le passage à l’acte, mais aussi perverse qu’invisible. Tony Ferri décrit la mécanique implacable de cette peine psychique, où l’individu ne s’appartient plus tout à fait à lui-même. Il dessine, en creux, un plaidoyer pour la clémence. (...)

La surpopulation carcérale est un symptôme de cet enfermement tous azimuts. Une « compulsion » de punir est à l’œuvre, une pulsion de mort assortie de justifications morales : par la répression, on essaye, souvent inconsciemment, d’expurger nos propres angoisses existentielles, d’étouffer les monstruosités au fond de soi, de conjurer nos peurs. Nul doute que nous sommes entrés dans le « monde liquide » théorisé par le sociologue Zygmunt Bauman, une société de l’hypersurveillance, caractérisée par le sécuritarisme, l’observation continue de la multitude par l’autorité de contrôle, l’hypersensibilité aux délits, l’appauvrissement des relations humaines et interpersonnelles. Dès lors, ma conviction est que, et je le regrette, la société préfère condamner un innocent plutôt qu’innocenter un coupable, elle préfère l’injustice au désordre. (...)

L’utopie pénitentiaire, portée par les humanistes et philanthropes de l’époque, consistait à penser un système pour amender les condamnés au lieu de les découper ou de les pendre sur la place publique. L’objectif était de les rendre meilleurs mais, très vite, ils se sont aperçus que si la prison transforme l’individu, c’est en pire. Elle endurcit le condamné, nourrit son esprit de revanche et son envie d’en découdre avec le système qui l’avilit. Cela n’a pas empêché ni son développement ni sa sophistication, au point que nous sommes aujourd’hui face à des « usines de la captivité » pour citer l’ancien contrôleur des lieux de privation de liberté Jean-Marie Delarue. (...)

Se développe le sentiment que quiconque peut désormais être appréhendé, parce que ses conduites et ses moindres désirs présenteraient une déviance, une bizarrerie par rapport à la définition de la moyenne jugée convenable. Il en va ainsi de l’hyperactivité infantile, de la consommation d’alcool, des choix sexuels, etc. L’hypersurveillance entraîne l’autocensure et l’auto-observation : la crainte de n’être pas conforme à la norme nous conduit à nous surveiller nous-mêmes, à réprimer nos propres écarts. Et puis, la peine est devenue ordinaire, susceptible de piéger n’importe quel individu, de sorte que nous sommes tous des placés électroniques en puissance. Nous le sommes peut-être déjà, à travers l’accroissement et la production des Big Data auxquels nous participons. (...)

Le terrorisme constitue un formidable instrument de consolidation du pouvoir et un remarquable terreau nourricier de l’hypersurveillance. Elle puise, à la faveur et par la grâce de cette menace, son alibi et sa justification. (...)

Et quand le surveillé ne joue pas le jeu ?

Le pouvoir se sert de cet échec à normaliser pour jeter l’anathème sur le délinquant, en lui attribuant le statut d’être abject, dangereux et infâme. Il va alors jouer un rôle social semblable à celui que joue le « casseur » dans les manifestations. Il sert à renforcer les intérêts du pouvoir en divisant les classes sociales. (..)

.L’utopie initiale de transformation de l’individu a fait long feu, la prison rassure seulement l’opinion, elle ne prévient pas la récidive, bien au contraire. La clémence est beaucoup plus efficace que le répressif, la personne doit se sentir respectée et non humiliée, pour se réinsérer. Le placement à l’extérieur, un aménagement de peine trop sous-utilisé, est prometteur. Des associations habilitées par la justice accueillent voire hébergent des personnes qui ont des peines fermes à exécuter. Une équipe d’éducateurs de la société civile, en lien avec le réseau socioprofessionnel local, les accompagne, les aide à mettre en place un projet d’avenir, trouver un logement, un emploi.(...)