
La réforme de l’assurance-chômage est entrée en application le 1er octobre dernier. Celle-ci diminuera le montant des allocations chômage, notamment pour les salariés enchaînant périodes de chômage et périodes de contrats courts, aggravant une précarisation d’ensemble via la flexibilisation toujours plus prononcée du marché du travail français. Pour QG, Mireille Bruyère, économiste à l’université de Toulouse et membre du collectif les Économistes Atterrés, souligne l’aspect coercitif de cette réforme, illustrant la domination écrasante du capital sur le travail.
Au passage, elle indique des alternatives portées par des économistes hétérodoxes comme la réduction du temps de travail, ou une « politique de bifurcation sociale et écologique », toutes deux génératrices d’emplois si l’on consentait à abandonner une logique productiviste dévastatrice socialement et écologiquement.
Mireille Bruyère : Le but de la réforme, c’est de lutter contre une soi-disant « précarité choisie » par les chômeurs qui utiliseraient les périodes de chômage entre deux emplois comme des vacances à répétition. Cette idée fallacieuse est fondée sur une microéconométrie en chambre aussi fragile qu’idéologique, basée sur l’idée que les chômeurs font des calculs d’optimisation continuellement. En réalité les chômeurs méconnaissent leurs droits, et ont toutes les difficultés à calculer leurs indemnités. Cette modification du calcul mensuel conduit à baisser les allocations chômage pour des personnes faisant des allers-retours récurrents entre chômage et contrats courts. Ce sont les différentes politiques de l’emploi visant la flexibilité qui ont incité les entreprises, et donc les travailleurs, à utiliser de manière massive les contrats courts et non pas un choix d’optimisation des chômeurs. En fait, la réforme cherche à limiter la possibilité pour les demandeurs d’emplois de ne pas accepter des contrats courts de mauvaise qualité, et vise donc de renforcer par la sanction pécuniaire le rapport de force du capital sur le travail. Il ne s’agit pas de limiter les contrats courts, mais plutôt d’accepter le plus de contrats courts possible, quelle que soit la qualité de l’emploi. C’est le fond de la réforme !
On se trouve dans une situation où on a tellement développé la flexibilité du marché du travail que certains secteurs qui marchent avec énormément de contrats courts, de quelques heures, de quelques jours, de quelques semaines, doivent avoir un vivier de travailleurs disponibles important pour fonctionner. Cela a des effets délétères. (...)
Les allées et venues entre emploi et chômage sont toujours plus nombreuses. Cette flexibilité transforme aussi les services RH en les orientant vers des fonctions de recrutement incessant, plutôt que vers le suivi des salariés. Ces dispositifs institutionnels de flexibilité produisent à la fois des emplois flexibles de mauvaise qualité et des salariés épuisés, essorés, qui ne peuvent rester longtemps dans ces emplois. Cette situation est assez claire pour les emplois dans les services à la personne, dans les Ehpad ou l’hôtellerie-restauration, les horaires décalés et la pénibilité se maintiennent, et même s’accélèrent, sous le coup d’un management toujours plus rationalisant. Les salariés ne restent pas, et chaque turnover est alors l’occasion de redemander toujours plus au salarié supposé revenir reposé et motivé. D’une certaine manière, on peut même dire que les périodes de chômage entre les contrats sont devenues le seul espace de résistance de ces salariés flexibles et réifiés. C’est justement cette ultime possibilité de respiration et de résistance qu’on cherche à supprimer avec la réforme de l’assurance chômage. Mais même pour les entreprises, je ne suis pas sûre que pour leur propre organisation du travail et leur propre fonctionnement, ce soit forcément une bonne chose. D’ailleurs, une étude de la Dares [1] sur les contrats courts, il y a quelques mois, montre que les employeurs se plaignent aussi de ce système hautement flexible, car il les met constamment dans l’incertitude du recrutement. (...)
Avec cette réforme de l’assurance-chômage, non seulement on n’est pas sûr d’y gagner en matière de taux d’emploi, mais même si c’était le cas, en termes de conditions sociales, de conditions de vie, de santé, comme pour les personnes travaillant en Ehpad par exemple, où les conditions de travail sont très difficiles, usantes, ou bien dans le bâtiment, gros pourvoyeur de travailleurs handicapés dès 45 ans, on risque de payer très cher cette réforme au niveau social et en termes de santé du travail. (...)
Je ne parlerais pas, pour ma part, de la pauvreté de leur pensée économique. Je pense qu’ils ont simplement une pensée opposée à une vision de l’économie insérée dans une vision humaniste et égalitaire. Je pense qu’ils sont totalement opposés à ça. Leur pensée économique se fonde sur l’idée que certaines personnes sont inférieures à d’autres, car moins rationnelles et compétentes, moins qualifiées par un système éducatif lui-même inégalitaire. Ce n’est pas qu’ils ont de mauvaises informations, de mauvaises estimations, ou même de mauvaises équipes d’économistes. Je pense que ceux qui les aident à documenter ces réformes libérales ne regardent qu’un petit aspect du phénomène social de l’emploi, uniquement centré sur l’efficacité des entreprises. Si la pensée de ces économistes s’ouvrait à la sociologie, à l’anthropologie, à l’histoire, elle serait sans doute plus riche. Mais ce n’est hélas pas simplement une erreur de jugement. (...)
Il est tout à fait idéologique d’empêcher un rétablissement du rapport de force entre capital et travail. Obliger, en baissant les allocations chômage, à prendre n’importe quel emploi, c’est s’inscrire dans un rapport de force très dur entre capital et travail. (...)
QG : Que faudrait-il adopter comme mesures luttant contre le chômage selon vous ?
La première, c’est la réduction du temps de travail, qu’il faudrait remettre en chantier, avec des négociations par branche et une feuille de route très précise, de manière à ce que celle-ci s’accompagne d’une création d’emplois stables. C’est la première chose qu’on peut faire rapidement. Après ou en même temps, il faut envisager une grande politique de l’emploi, qu’on pourrait nommer « bifurcation productive sociale et écologique ». C’est parce qu’on produira différemment, d’autres choses, selon d’autres finalités, pour d’autres usages, d’autres besoins, qu’on va avoir une autre politique de l’emploi.
Cette bifurcation productive s’accompagnera très probablement d’une baisse de la productivité horaire, mais ce n’est pas grave. Prenez l’agriculture, par exemple. Quand on dit, de manière assez simple : « Il faut sortir de l’agriculture intensive, qui détruit la biodiversité, supprime des emplois d’agriculteurs et laisse les autres surendettés et prisonniers », c’est le tableau global, avec la Politique agricole commune (PAC) de l’UE qui pousse à cette intensification capitalistique du secteur. Mais quand on regarde ce que cela signifie concrètement, s’orienter dans une agriculture paysanne en circuit court, ça signifie moins de pesticides, moins de machines, plus de travail humain. Ça veut dire que cette bifurcation baisse certes la productivité, mais que l’on crée beaucoup d’emplois et qu’on travaille avec une meilleure qualité et plus lentement. C’est un modèle qu’il est urgent de promouvoir, selon moi, afin de réussir à répondre à la question sociale autant qu’à la question écologique.