
« Tous les soirs dans "Les informés", on essaie de trouver des sujets d’actualité dont on se dit que ce sont ceux qui vous intéressent. Eh bien une fois n’est pas coutume, on va parler d’un sujet qui ne semble plus intéresser personne ! On va parler de la Palestine. »
On pouvait compter sur Olivier de Lagarde pour ce lancement d’un professionnalisme déconcertant, où la désinvolture le dispute au cynisme.
Promoteur de grandes marques commerciales et relais de la communication patronale chaque semaine sur les ondes de la radio publique dans l’émission « Ça nous marque », le rédacteur en chef adjoint de France Info fait montre d’une vision quelque peu brouillée du journalisme, qui l’amène visiblement à assimiler le moindre sujet, ici la Palestine, à un vulgaire produit de consommation. (...)
Retrouvant quelque peu son sérieux, l’animateur pose finalement la question qui sera l’objet de l’émission : « Mahmoud Abbas, le Président de l’Autorité palestinienne était effectivement à Paris aujourd’hui avec Emmanuel Macron, dans une forme d’indifférence générale. Il y a quelques années pourtant, le sort de la Palestine faisait la "une" des quotidiens, l’ouverture des JT, pourquoi a-t-elle disparu des écrans radar ? »
Diantre ! De la critique des médias dans un média dominant ? « Les informés » vont-ils analyser, questionner et le cas échéant remettre en cause les choix éditoriaux qui président à la médiatisation du conflit opposant les Palestiniens à Israël ? Vont-ils tenter d’informer les auditeurs sur les logiques – médiatiques, journalistiques et politiques – sous-jacentes qui permettent d’expliquer le traitement (et bien souvent l’absence de traitement) des réalités sociales, politiques et économiques en Palestine et en Israël par les grandes rédactions ? Que nenni ! Car en définitive, et tout aussi ahurissant que cela puisse paraître au vu de la question posée par l’émission, aucun des invités en plateau n’évoquera une seule seconde le rôle des médias.
Leur souci est plutôt de déplacer le problème sur « l’opinion publique », dont ils décrètent de manière arbitraire et performative qu’elle « s’y intéresse moins », comme le formule Olivier de Lagarde. Et de fait, les quatre invités se partageront les cinq maigres minutes de l’émission pour déballer, chacun à son tour, leur lot de généralités en esquivant la question initiale. (...)
À la décharge d’Olivier de Lagarde et de ses invités, ils ne sont pas les uniques adeptes de cette posture qui consiste à se défausser de sa propre incurie éditoriale en la justifiant par le désintérêt allégué de « l’opinion publique ». En réalité, il s’agit même d’une déformation professionnelle parmi les chefferies rédactionnelles – et parmi nombre de rédacteurs – qui confondent leurs propres enjeux professionnels (concurrence pour l’audimat, recherche du « scoop », focalisation sur l’actualité « chaude », les « news ») avec les attentes du public. (...)
Et c’est encore cette déformation professionnelle, qui conduit à ne mesurer l’intérêt d’une information qu’à l’aune de son potentiel commercial, lui-même évalué selon l’appétence du public pour « la nouveauté » (supposée constante et universelle), que pointe l’enquête d’Hélène Servel parue dans Manière de voir [2], revue éditée par Le Monde diplomatique :
« Rien ne change ! », regrette Camille T., correspondante d’une agence d’information. « Parfois, il me suffit de modifier seulement la date, le lieu et le nom de la personne de dépêches publiées il y a vingt ans pour évoquer des attaques de l’armée israélienne en Cisjordanie ! ». Marc L., correspondant pour une télévision française opine : « Une chaîne comme celle pour laquelle je travaille doit faire une audience maximale. Elle ne peut diffuser un sujet magazine sur une situation qui n’évolue guère. Dans le salmigondis journalistique des rédacteurs en chef [à Paris], ils vont me dire : “Qu’est-ce qui a changé ? Rien ? Donc ça ne m’intéresse pas !” »
Et si une couverture plus régulière, dépourvue des biais systématiques qui amènent à maltraiter l’information sur la question palestinenne et le conflit face à Israël, était, en partie, la réponse à la question d’Olivier de Lagarde ? Vaine interrogation, car l’autocritique n’a pas vraiment sa place dans les médias dominants, comme le prouve la conclusion récidiviste de l’animateur, que le sujet du soir rend décidément très rigolard :
Alors c’est formidable parce que j’avais l’impression que ce sujet n’intéressait plus personne et on a réussi à trouver les quatre derniers Mohicans que ça intéresse !
Circulez donc, il n’y a rien à voir en Palestine ! Ou serait-ce sur France Info ?