
Selon nos informations, l’entreprise française Ercom équipe le régime autoritaire égyptien en systèmes de surveillance de masse. Il y a quelques mois, “Télérama” avait déjà révélé les activités similaires d’une autre société, Nexa (ex-Amesys).
« Derrière sa banalité se cache une machine digne de James Bond. » 8 novembre 2017 : sur le plateau de BFM, un journaliste high-tech exhibe fièrement une réplique du téléphone sécurisé d’Emmanuel Macron. Un Samsung Galaxy « customisé par Orange Cyberdéfense », et doté « d’une boîte noire qui détruit toutes les données en cas de perte ou de vol ». Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’une PME française a développé la technologie qui équipe ce petit bijou réputé inviolable. Son nom ? Ercom. L’histoire pourrait s’arrêter là. Un entrefilet dans la presse spécialisée. Un placement de produit parmi tant d’autres. Mais Ercom est une entreprise d’un pedigree particulier.
Sous ses dehors très présentables, elle vend de puissants systèmes de surveillance des réseaux à des régimes peu recommandables. Avec la bénédiction des autorités françaises. (...)
Huit mois après nos révélations sur les activités de Nexa (ex-Amesys), c’est une preuve supplémentaire des échanges soutenus entre Paris et Le Caire dans le domaine du profilage des populations. (...)
Sur son site Internet, Ercom fait sa réclame comme n’importe quelle start-up désireuse de capitaliser sur les dangers d’un monde surconnecté et paranoïaque. C’est un bon filon (...)
Outre l’Elysée, Ercom protège également les tablettes des diplomates du Quai d’Orsay et pas moins de vingt mille fonctionnaires du ministère de la Défense. La carrosserie est rutilante : les technologies maison sont certifiées par l’Anssi, la très sérieuse Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information, garante de l’hygiène numérique des administrations et des entreprises d’importance vitale. Le macaron est bien visible sur de jolies brochures au papier glacé.
Suneris, une filiale très discrète
Mais cette success story n’est pas si rectiligne. Dans le plus grand secret, Ercom exporte également des technologies de surveillance. Cela a même été son cœur de métier. Plus maintenant, du moins officiellement. (...)
Soucieux de camoufler la partie la plus sensible – et la plus rentable – de son activité, Ercom a créé une filiale opaque en avril 2015 : Suneris Solution. Ca pourrait être le nom d’une divinité antique ; c’est peut-être une référence à Eris, la planète naine la plus massive du système solaire. Bref, pas le genre d’officine à affectionner la lumière. En novembre dernier, Ercom exposait à Milipol, le grand raout des forces de sécurité du monde entier. Tous les deux ans, flics en civil, vétérans borgnes du Mossad et gendarmes polyglottes se pressent au Parc des Expositions de Villepinte pour tester le tout nouveau pistolet Glock, grimper dans un véhicule antiémeute dernier cri ou découvrir les gadgets ultramodernes de la lutte antiterroriste. Sur le stand de l’entreprise française, aucune trace de Suneris, même en soulevant les moquettes. « Nous n’avons rien à voir avec eux », se défend un démonstrateur stressé avant de tourner les talons.
Pourtant, l’attestation de dépôt de capital enregistrée au tribunal de commerce de Versailles le confirme : Suneris est une filiale à 100 % d’Ercom, domiciliée au même siège. (...)
D’après ses statuts, « [Suneris] a pour objet en France et à l’étranger l’étude et la commercialisation des logiciels et matériels concourant à la réalisation ou à l’optimisation des réseaux de communication, à leur sécurité et à celle des terminaux associés ». La réalité est moins pudique. Au sein d’une division « Homeland », une quarantaine de salariés (dont une dizaine de commerciaux), tous habilités secret défense, travaillent sur des systèmes de surveillance de masse écoulés à l’étranger : en Côte d’Ivoire, au Mali, au Gabon, au Bahreïn, en Arabie saoudite. « C’est une entité physique indépendante séparée des autres activités pour rassurer le gouvernement », élabore un intermédiaire du sérail qui côtoie la société depuis de nombreuses années. Objectif : faire disparaître le nom d’Ercom des marchés les plus inflammables. Dans cette branche discrète, les équipes phosphorent sur un intercepteur Wifi judicieusement nommé « Wifileaks », et des IMSI-catchers – ces fausses antennes relais qui permettent de pénétrer les téléphones alentour – dorment derrière les portes, bien au chaud dans leurs valises en résine renforcée. Pour épater les acheteurs, la société a même équipé une luxueuse Audi Q7, capable d’aller aspirer des données sur le terrain de jeu à proximité : le centre commercial de Vélizy 2.
« En interne, tout est cloisonné, explique un ancien salarié. Officiellement, on ne vend rien à des pays “discutables”. (...)
Pour franchir les frontières, Suneris peut s’appuyer sur quelques VRP de luxe, comme Charles Millon, ministre de la Défense du gouvernement Juppé au mitan des années 90.
Vortex et Cortex s’envolent pour Le Caire (...)
Pour optimiser encore un peu plus les performances, le dispositif s’adosse à des briques logicielles externes. Et le savoir-faire est parfois hexagonal. Au moins jusqu’en 2012, dans plusieurs pays, Ercom s’est appuyé sur la technologie de Qosmos, une autre entreprise française inquiétée par la justice pour avoir aidé la Syrie de Bachar el-Assad à surveiller ses internautes. (...)
Opérationnels depuis la fin de l’année 2016, Cortex et Vortex ont été déployés avec la participation d’Engie Ineo, une filiale de l’ancien groupe GDF-Suez, qui a sorti le matériel des cartons et réalisé le câblage. Rien d’étonnant : depuis le début de l’année 2015, Engie Ineo est actionnaire d’Ercom à 19,94 %. Au Caire, Cortex cohabite avec Cerebro, le système vendu par son rival Nexa. Etrange ironie sémantique. Les deux joujous tricolores sont installés sur une base militaire du quartier de Nasr City, à 10 kilomètres de l’aéroport, près d’un vaste centre commercial et d’un hôtel Intercontinental, à la piscine coiffée d’une fausse pyramide. « Quand il saisit les informations dans Cortex, l’opérateur peut ajouter des renseignements complémentaires, poursuit notre source. De cette manière, il peut remonter d’un numéro de téléphone vers une plaque minéralogique, ou d’un compte Facebook vers un individu. Et avec les antennes on peut géolocaliser quelqu’un à n’importe quel moment. »
Particulièrement intrusif, le programme d’Ercom possède pas moins de 898 fonctions, qui matérialisent les rêves d’omniscience : « Afficher le détail de l’ensemble des relations d’un nœud dans une grille de données » ; « Afficher les numéros appelants les plus actifs » ; « Afficher les numéros appelés les plus actifs » ; « Afficher les localisations les plus fréquentes » ; « Afficher la distribution des communications dans le temps » ; « Gérer différents formats de SMS » ; « Appliquer un critère de recherche relatif à une zone géographique sélectionnée sur la carte. ». Et ainsi de suite.
Nous avons tenté de joindre la direction de Suneris pour en savoir plus. En retour, elle nous a adressé un mail lapidaire, invoquant le secret pour botter en touche (...)
Le renseignement militaire tout-puissant
Entre les mains des forces de sécurité égyptiennes, Cortex et Vortex sont des armes redoutables pour museler les voix dissidentes. (...)
elon le rapport annuel d’Amnesty International, « les autorités ont soumis des centaines de personnes à la torture, à d’autres mauvais traitements et à des disparitions forcées, et de nombreuses exécutions extrajudiciaires ont été commises en toute impunité ». A cette litanie d’abus, il faut ajouter les manifestations – interdites – réprimées dans le sang, et les 40 000 à 60 000 prisonniers politiques qui croupissent dans les geôles du pays.
Au nom de la lutte contre le terrorisme, le régime a généralisé les procès arbitraires, criminalisé les organisations de défense des droits humains, harcelé la communauté LGBT et bloqué plus de quatre cents sites Internet, dont plusieurs journaux indépendants. Le moindre germe de sédition posté sur les réseaux sociaux est sévèrement réprimé. En avril 2017, un avocat, Mohamed Ramadan, a été condamné à dix ans de prison pour avoir insulté Sissi sur son compte Facebook. Sept ans après la révolution, le retour de manivelle est brutal. (...)
Dans un rapport à paraître, la Fédération internationale des droits de l’homme relève « le rôle croissant joué par les Renseignements militaires dans la surveillance des civils, que ce soit à travers l’achat de technologies de surveillance extrêmement intrusives, l’investissement de fonds militaires dans le secteur des technologie de sécurité [...] ou encore l’implication des renseignements militaires dans des procédures d’enquête contre des civils et la collecte de données individuelles ». Logique : Sissi les a dirigés de 2010 à 2012. Aujourd’hui, ce sont eux qui bénéficient des technologies de pointe, en partie fournies par des entreprises hexagonales. En outre, les grandes oreilles de l’armée ne se contentent pas d’espionner des ordinateurs ou de perquisitionner des domiciles : d’après Human Rights Watch, d’octobre 2014 à septembre 2017, 15 500 civils auraient été traduits devant des tribunaux militaires. Une répression en circuit fermé. (...)
A trois reprises depuis 2013, l’Union européenne a pourtant recommandé la suspension des exportations d’équipements de surveillance vers l’Egypte, « si des éléments attestent qu’ils seront utilisés pour commettre des violations des droits de l’homme ». Officiellement, la France est volontaire. (...)
Obsédés par le risque houellebecquien de l’Islam politique, matérialisé par les Frères musulmans, certains diplomates du Quai d’Orsay misent sur la stabilité de Sissi. Il serait un moindre mal. Pour maintenir les bonnes relations, Emmanuel Macron lui-même veille à ne pas froisser son homologue. « Il ne s’agit pas de donner des leçons hors de tout contexte », avait-t-il déclaré en octobre dernier, lors de la visite du président égyptien.
Une anecdote suffit à éclairer le réalisme précautionneux des échanges entre les deux pays. Lors de leur entrevue à l’Elysée, Macron remet à Sissi une liste d’une vingtaine de noms d’activistes emprisonnés, concoctée avec l’aide de plusieurs ONG. Réponse lapidaire du maréchal : « Ce sont tous des terroristes. » Et le chef de l’Etat français de ranger pudiquement son bout de papier. François Croquette, ambassadeur pour les droits de l’homme, a été chargé de suivre le dossier, et quelques prisonniers ont depuis été libérés. Mais la position de la France est schizophrène : d’une main, elle voudrait tempérer les pulsions martiales du dictateur Sissi ; de l’autre, elle l’arme.
Car l’exportation de technologies de surveillance françaises n’est pas un bug, c’est une fonctionnalité, le reflet d’une volonté politique, d’une politique industrielle. (...)