
Au début des années 90, la gauche latino-américaine était à l’agonie. La social-démocratie se
ralliait au néo-libéralisme le plus débridé. Seuls quelques embryons de guérillas et le régime
cubain survivant à la chute de l’URSS par une période de pénurie appelée « période spéciale »
refusaient la « fin de l’Histoire » chère à Francis Fukuyama. Après avoir été le laboratoire de
l’expérimentation du néo-libéralisme, l’Amérique latine est devenue depuis le début des
années 2000, le laboratoire de la contestation du néolibéralisme. Des oppositions ont surgi en
Amérique latine de manières diverses et désordonnées : des révoltes comme le Caracazo
vénézuélien réprimé dans le sang (1989) ou le zapatisme mexicain, des luttes victorieuses
contre des tentatives de privatisations comme les guerres de l’eau et du gaz en Bolivie ou
encore des mobilisations paysannes massives comme celles des cocaleros boliviens et des
sans-terres brésiliens. Entre 2000 et 2005, six présidents sont renversés par des mouvements
venus de la rue, principalement dans sa zone andine : au Pérou en 2000 ; en Équateur en 2000
et 2005 ; en Bolivie, suite à la guerre du gaz en 2003 et en 2005 et enfin une succession de
cinq présidents en deux semaines en Argentine lors de la crise de décembre 2001.
(...) À l’intérieur des pays où la gauche détient le pouvoir politique les indicateurs de pauvreté
montrent une nette amélioration. Si les projets de libre-échange hémisphérique des États-Unis
ont été mis en échec, ces nouveaux gouvernements semblent cependant échouer à mettre en
oeuvre un projet de société alternatif. L’objectif de « socialisme du XXIème siècle » formulé
par Hugo Chávez ou le dessein de « démocratie participative » du PT de Lula semblent
échouer sur les structures de l’État rentier dépendant du pétrole au Venezuela ou des pratiques
clientélistes régionales au Brésil. Les différents gouvernements de gauche souffrent à des
degrés divers d’un phénomène d’institutionnalisation et de baisse de leur propre popularité
comme au Venezuela où le coussin électoral dont disposait Hugo Chávez s’effrite de scrutin
en scrutin, même si l’opposition, décrédibilisée par son pouvoir passé, ne semble pas en
mesure de revenir au gouvernement à court terme. L’ancienne oligarchie a, certes, perdu le
pouvoir politique, mais maintient intégralement son pouvoir économique et médiatique dont
elle use pour ses rêves de revanche. Les atermoiements autour du jugement des anciens
dictateurs militaires des années 70 et 80 soulignent les difficultés à rompre avec l’ordre
dominant existant. (...)
Les gouvernements de gauche ont été un des outils du mouvement social à un moment donné,
il serait erroné de les considérer comme une fin en soi. Le cycle de contestations et de
constructions d’alternatives à l’économie mondiale est toujours en cours en dépit des périls de
renversement putschiste et du danger d’une institutionnalisation oubliant les préoccupations
des classes populaires. Le chemin de l’émancipation latino-américaine est encore long, il sera
nécessairement le fruit de nouveaux mouvements sociaux, de dépassement d’initiatives
gouvernementales et de refus des manoeuvres putschistes, soutenues plus ou moins
ouvertement par le capital transnational. L’indépendance totale, politique et économique, de
l’Amérique latine à l’égard des pays développés est à ce prix