« Une forme inédite de la vie psychique adossée à la mémoire artificielle et numérique et à des modèles cognitifs relevant des neurosciences et de la neuro-économie se fait jour. Automatismes psychiques et automatismes technologiques ne formant plus qu’un seul et même faisceau, la fiction d’un sujet humain
nouveau, « entrepreneur de soi-même », plastique et sommé de se reconfigurer en permanence en fonction des artefacts qu’offre l’époque, s’installe. »
Achille Mbembe, 2013, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte Poche, 2015, p 13.
Cette forme inédite de vie psychique construite et installée par les dispositifs sociaux et culturels du capitalisme néolibéral explique la nécessité dans laquelle les pouvoirs politiques se trouvent de devoir recomposer les métiers, en particulier du soin et de l’éducation, de soumettre les professionnels à de nouvelles normes et de vider de leur substance les services publics. Cette révolution symbolique, propre entre autres au New Public Management, révolution conservatrice du point de vue social, assure la conversion des valeurs et des croyances des agents sociaux. La croyance quasi-métaphysique d’un homme neuro-économique voué à exploiter sa petite entreprise bio-psycho-sociale, connecté par son logiciel neuronal au monde du web en passant par le suivi de ses traces numériques laissées par ses comportements, constitue le foyer d’expérience des nouvelles fabriques des subjectivités et des liens sociaux. La technocratie au cœur du social et de la subjectivité inscrit son pouvoir par l’artifice des algorithmes et par sa logique imparable de fatalité sociale. La technocratie n’écrase pas la pensée ou l’opinion, elle vient à leur place, elle émerge sur les ruines de la capacité de penser et prospère sur la destruction des espaces démocratiques. Elle est un ensemble de normes sociales autant que leur intériorisation comme normes symboliques. Ce que l’on nomme un habitus, j’y reviendrai.
L’ubérisation des métiers de l’éducation et du soin (...)
Les « files d’attente » des établissements de soins pédopsychiatriques étant engorgées, le gouvernement tente d’« externaliser » vers les praticiens libéraux la prise en charge des enfants en souffrance. Les établissements sont invités à se transformer en plateformes de services d’orientation et les praticiens en opérateurs techniques assurant des prises en charge courtes et standardisées sans ajustement singulier à chaque cas. En même temps, ces praticiens se voient de plus en plus contraints à appliquer des protocoles techniques, leurs actes prolétarisés et leur mise en œuvre professionnelle contrôlée et « ubérisée ». On se tromperait lourdement à croire que c’est l’amour de la science qui conduit les technocrates de la santé à préférer les médiations neurocognitives à la psychanalyse. C’est tout simplement parce qu’ils parlent tous le même langage, la même langue numérique et que le savoir neurocognitif se dissout plus facilement dans la rationalité pratico-formelle que la psychanalyse.
Les plateformes : armes de destruction massive des métiers (...)
Michel Foucault en avait anticipé le règne il y a une quarantaine d’années lorsqu’il montrait dans Naissance de la biopolitique qu’à partir d’une forme de Rationalité économique, toutes sortes de conduites n’ont plus à être pensées en termes ontologiques ou éthiques, mais uniquement avec des opérateurs de calcul d’intérêt et de rentabilité des conduites. La grille d’intelligibilité des comportements humains déplace son curseur vers l’économie politique et les techniques de formation, d’éducation, de répression et de soin, s’en trouvent recomposées. À partir de ce moment-là, l’économie va pouvoir se définir comme la science qui étudie la régularité systémique d’un individu rationnel aux variables d’un milieu environnant décrypté comme un marché économique (...)
L’individu économique doit apprendre à se gouverner lui-même en gérant au mieux ses ressources biopsychosociales pour devenir un partenaire digne de cette nouvelle rationalité gouvernementale. C’est d’ailleurs les réactions mêmes du milieu environnant qui constituent la véridiction de ses stratégies : si son calcul est bon, l’individu en récolte les fruits, si son calcul est mauvais, il suscite les interventions des experts qui viennent l’aider à corriger ses logiciels d’autocontrôle. La délinquance n’est plus alors définie que par la sanction : « pas vu, pas pris, permis. » On le voit, les succès des techniques cognitivo-comportementales ne procèdent pas d’un triomphe de l’esprit scientifique en psychologie, mais relèvent davantage de leur capacité à être solubles dans les pratiques néolibérales qui réduisent la psychologie à l’économie politique en même temps qu’elles naturalisent les fondements de cette gestion sociale des conduites à l’aide des sciences biologiques. D’où aujourd’hui le succès des interventions type nudges en pédagogie comme en psychopathologie : c’est ce que l’on nomme la pratique des « nudges », « coups de coude », « coups de pouce », inspirée de l’économie comportementale.
La démocratie des coups de coude
Il s’agit moins d’en appeler à la raison critique des citoyens en débattant de façon argumentée dans un espace démocratique que d’agir sur leurs comportements (...)
La psychiatrie renoue avec l’hygiénisme
La psychopathologie révèle, mieux que certaines autres figures médicales, sa subordination à la culture et à l’époque dont elle réfléchit en miroir la « substance éthique ». Et davantage la psychiatrie s’acharne à « naturaliser » les déviances sociales, à biologiser les anomalies des comportements, à justifier les inégalités et les risques, davantage elle avoue qu’elle n’est qu’un fait de civilisation.
Robert Castel[10] avait anticipé l’émergence d’une psychiatrie post-disciplinaire, post-moderne, éclectique dans ses prises en charge et totalitaire dans ses fonctions. Il avait anticipé ce paysage de la santé mentale transformée en gestion prévisionnelle des populations à risques conduisant à raboter toujours davantage l’originalité du secteur et du soin psychiatriques au profit d’une hygiène technique et administrative de réhabilitation sociale. Il postulait d’une part que la mutation des technologies sociales minimiserait la part des interventions thérapeutiques directes et d’autre part que le quadrillage sanitaire des populations à risques permettrait une prévention et une gestion quasi administratives de leurs différences. (...)
A côté d’une administration sociopolitique de la déviance, se développeraient des techniques rééducatives qui apprendraient aux individus à toujours mieux se gouverner eux-mêmes en consentant librement à leur normalisation comportementale et à leur régulation chimique. Nul besoin de soigner quand on peut surveiller et rééduquer mollement, librement et de manière homogène et standardisée. Et ce d’autant plus facilement que l’on peut insidieusement convaincre l’opinion par la publicité et la propagande de prétendues expertises et évaluations scientifiques que les déviances comportementales sont d’origine génétique et neuro-développementale. (...)
Aujourd’hui les pratiques de santé mentale en tant que pratiques sociales ne cessent de s’inscrire dans une logique sécuritaire de l’expertise généralisée des actes et des conduites et couvrent de leur autorité idéologique leur propre dissolution dans une économie politique dont le pouvoir s’accroît indéfiniment. Et ce, au nom de la promotion du bien-être et du mieux-être d’un individu défini comme un « entrepreneur de lui-même », transformé en microentreprise libérale autogérée et ouverte à la performance comme à la compétition, chargé de produire une série de conduites à la fois individuellement jouissives et socialement conformistes. Cette extension hyperbolique des modèles d’analyses économiques accompagne (...)
A partir du moment où le sujet humain est une merveilleuse petite machine « neuro-économique » connectée aux autres machines neuro-économiques que sont ses semblables, guidée par une nouvelle « conduite des conduites » à base de chiffres et de sélénium, les souffrances psychiques ne sont plus que des dysfonctionnements neurocognitifs, les diagnostics du traçage numérique de comportements défectueux, les traitements des repérages de risques et des remédiations cognitives, bref des reprogrammations de logiciels. Et, afin de s’assurer de la bonne marche de ces services les institutions elles-mêmes devront être organisées moins par des valeurs que par une mise en conformité des habitus, c’est-à-dire des dispositifs à penser et à agir selon le modèle anthropologique néolibéral. (...)
C’est une grammaire générative des pensées, des représentations et des conduites caractéristiques d’une culture. L’école, l’éducation et le soin sont les lieux par excellence de fabrique des habitus.
C’est la raison pour laquelle il importe de comprendre que les pratiques et les institutions d’éducation et de soin, qui constituent le gros des « troupes » des services publics, sont traversées par des théories de « conduite des conduites », des théories de gouvernement. (...)
C’est bien pourquoi le capitalisme néolibéral ne s’exerce pas seulement au sein des formes instituées et légitimes de gestion politique de l’État, mais dans le grain le plus ténu de nos existences. En particulier au moment où nos existences sont dans un moment de vulnérabilité extrême due à l’âge ou à la maladie. C’est la raison pour laquelle les services publics d’éducation et de soin sont un enjeu démocratique majeur, les lieux où se fabriquent les habitus et les habitudes. L’habitus, structure mentale autant que structure sociale, constitue le foyer d’expériences infinies, la matrice générative des conduites, l’humus où s’invente et se réinvente la démocratie. Opposants au capitalisme néolibéral c’est sur ces scènes professionnelles des services publics que la démocratie vous attend.