
Lors du prochain congrès de l’Association Française de Science Politique (AFSP) en juin à Aix-en-Provence aura lieu une « section thématique » intitulée « Démocratie sans croissance : théories, institutions et pratiques ». Rares sont effectivement les occasions de réfléchir aux implications qu’une absence de « croissance économique » peut avoir sur la démocratie et son fonctionnement.
Question dérangeante ? De fait, elle n’apparaît posée que dans une littérature très réduite (voir par exemple Peter A. Victor, Managing Without Growth : Slower by Design, Not Disaster, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2008), et lorsque l’est, de manière souvent marginale. Que la « croissance » puisse ne pas revenir dans les pays industrialisés ou qu’elle puisse être considérée comme une lubie dépassée, voilà des idées qui défient encore majoritairement l’imagination… Mais pas forcément dans la fiction, qui permet de faire fonctionner ce type d’hypothèse et de tester comment une société peut malgré tout tenir. (...)
La science-fiction offre un matériau qui peut avoir autant de légitimité que d’autres formes de spéculation en théorie politique (« contrat social », « voile d’ignorance », etc.). Elle permet d’expérimenter sans craindre les risques de l’expérience sociale qui tourne mal. Ses constructions narratives peuvent de la sorte aider à renouveler l’appréhension d’enjeux éthiques et politiques, en introduisant des hypothèses plus ou moins audacieuses, en déplaçant et repoussant plus loin les frontières du pensable . Ce qui rapproche d’un type de mérite que Fredric Jameson, en l’inscrivant presque dans le registre de la révélation, accorde au « genre utopique » : « sa vocation profonde est de faire percevoir, sur un mode local et déterminé, avec une plénitude de détails concrets, notre incapacité constitutionnelle à imaginer l’Utopie : ce qui n’est pas dû à un échec de l’imagination individuelle, mais résulte au contraire de la clôture systémique, culturelle et idéologique qui nous retient tous prisonniers » . L’imagination qui prend le futur pour support peut ainsi fournir des ressources pour en quelque sorte tester des modes d’organisation socio-politique inédits ou décalés. (...)
Comme la « croissance économique » fait presque figure de modèle civilisationnel, il peut paraître en revanche difficile de trouver dans l’imaginaire fictionnel d’autres schémas que celui d’un effondrement généralisé, où les individus seraient amenés à survivre dans des environnements redevenus hostiles et propices au retour des comportements les plus barbares. Même si le stock est plus réduit, il est quand même possible de trouver des descriptions moins apocalyptiques. Pour jouer sur les contrastes dans les formes imaginables de démocratie sans croissance, en voici deux représentations très différentes dans leurs cadres et leurs postulats de départ, en l’occurrence une version « low tech » et une version « high tech » qui permettent de mettre en scène des modes d’organisation collective plutôt éloignés de ceux qui nous paraissent familiers.
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La première est Écotopie de l’Américain Ernest Callenbach (...)
– Le deuxième exemple envisageable est celui de la série de romans et de nouvelles de l’écrivain écossais Iain M. Banks, qui prend pour arrière-plan et cadre une grande civilisation galactique qu’il a appelé la Culture (...)
Bien sûr, de telles options fictionnelles peuvent paraître fort éloignées des possibilités réelles. Cependant, pour ne pas se contenter de signaler l’entrée dans une nouvelle époque (l’anthropocène), mais aussi en appréhender les implications et penser les évolutions conjointes des systèmes économiques et politiques, toutes les ressources peuvent être bonnes à prendre s’il s’agit de stimuler la réflexion . Et des regards sur des futurs imaginés, même sous forme de fictions, méritent d’y figurer en bonne place.