
Du 21 au 24 septembre, alors qu’un centre commercial luxueux de Nairobi est l’objet d’une prise d’otage, les grands médias français [2] choisissent, une fois de plus, de donner dans le sensationnel. Entre appel à la peur, images voyeuses, et analyses tantôt tâtonnantes, tantôt farfelues, la Corne de l’Afrique est pour, quelques jours seulement, de retour sur le devant de la scène médiatique.
(...) Quand il s’agit de terrorisme, les médias français sont passés maîtres dans l’art « du carpaccio », c’est-à-dire de maquiller la pauvreté des informations qu’ils servent : de même que sur le menu du restaurateur indélicat une tomate tranchée devient un carpaccio de tomates, les médias rehaussent à coups de techniques de scénarisation hollywoodienne une information médiocre. Et c’est réussi. Le public, lui, n’a sans doute pas saisi les tenants et les aboutissants de la prise d’otage de Nairobi, et n’a eu droit à aucune analyse critique. Mais il a tremblé trois jours durant.
Car c’est bien là que le bât blesse : les informations sont floues, partielles. Qu’elles le reconnaissent ou non, les rédactions des médias français sont bien en peine d’expliquer en cinq minutes ou 600 mots les ressorts d’une crise somalienne qui n’intéresse plus vraiment personne.
Alors quitte à risquer l’amalgame, on pare l’analyse des oripeaux et du vernis de la science politique. Ainsi le concept « d’arc terroriste » ou « d’arc de crise djihadiste » est consacré en quelques jours. (...)
La clef d’explication du drame est toute trouvée, elle parait logique. Il faut dire que le concept est séduisant, car « arc djihadiste » est une notion « puits » : elle semble parlante, tout en donnant à l’argumentaire un air calé et profond... mais elle est creuse. Le concept ne repose sur aucune étude scientifique (qui est-ce « on » qui l’a forgé ?), seulement sur des amalgames douteux. En effet si, les groupes actifs le long de cet arc ont des modes opératoires similaires et revendiquent tous leur allégeance à Al Qaeda, les agendas politiques d’AQMI, du Mujao, de Boko Haram et des Shebab, censés formés cet « arc djihadiste » sont radicalement différents et se comprennent avant tout dans leur dimension locale. Bien que les médias ne retiennent que la dimension internationaliste liée à Al Qaeda, la plus importante partie du mouvement Shebab est ancrée dans un agenda intérieur lié au nationalisme somalien. Comme l’explique le spécialiste de l’Afrique sub-saharienne, Roland Marchal, la mouvance salafiste d’Al-I’tissam a fusionné en 2004 avec celle issue du recrutement de jeunes instruits par les tribunaux islamiques. Cette entité, d’abord groupusculaire, a été considérablement renforcée par la politique anti-terroriste des États-Unis et des Européens. De plus, la dimension internationale du recrutement des Shebab est liée avant tout à la présence forte de la diaspora somalienne dans le mouvement.
Dès lors, mettre sur un même niveau l’attentat sur l’ambassade étasunienne à Nairobi (1998), les attentats de Bombay (2008), et la prise d’otage sur le complexe gazier d’In Amenas (2013) n’a aucune valeur explicative, sauf à persuader le public qu’il est face à un choc de civilisations, au devant d’une menace djihadiste globale susceptible de frapper partout, même sur le lieux de ses vacances... (...)
L’avantage de tels amalgames est qu’ils évitent de s’interroger sur les ressorts du conflit somalien et sur l’implication du Kenya, et plus largement de l’ONU et de l’Union européenne dans le conflit. (...)
Enfin, imposer une analyse du conflit en termes de « djihad international » accroît les risques de représailles sur les populations musulmanes d’Afrique de l’Est, et sur les réfugiés somaliens présents en grand nombre au Kenya et qui paient déjà un lourd tribut à ce conflit