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Peut-on être islamophobe tout en se croyant antiraciste ?
Article mis en ligne le 22 décembre 2013
dernière modification le 18 décembre 2013

Augmentation des agressions et des discriminations, amalgames toujours plus fréquents entre islam, intégrismes et terrorismes, loi interdisant certaines pratiques religieuses… L’islamophobie est bien une réalité en France. Pire : « Pour beaucoup de gens, l’islamophobie est justifiée comme un combat nécessaire », y compris à gauche, expliquent les sociologues Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat. Ils analysent la montée et les ressorts de cette islamophobie à la française, alors qu’ailleurs en Europe les mouvements antiracistes se mobilisent pour la combattre.

" Il existe une multitude de formes d’expression du rejet d’une population. Dans l’espace public, ce sont des discours, des sites Internet, des articles de presse ou des productions cinématographiques qui contribuent à la construction d’un « Islam imaginaire » [2] et à l’évidence d’un problème musulman : l’image négative et inquiétante d’une présence musulmane décrite comme arriérée, sournoise, donc dangereuse. Ensuite, ce sont les pratiques discriminatoires auxquelles sont confrontés des individus – musulmans réels ou présumés –- dans leur vie sociale. Ces discriminations touchent essentiellement les femmes qui portent un signe religieux visible, le voile. Parmi ces discriminations, certaines sont illégales  : les discriminations à l’emploi, à l’accès aux loisirs ou aux services. Une enquête par testing, réalisée par l’Université Paris 1 sur le marché de l’emploi, montre ainsi qu’une jeune femme musulmane a 2,5 fois moins de chances d’être convoquée à un entretien d’embauche, qu’une jeune fille qui a le même CV et la même couleur de peau mais qui diffère par des marqueurs religieux, comme le prénom. D’autres discriminations sont légales : des formes d’exclusion qui reposent sur la loi, comme la loi sur le voile à l’école, sur le port du niqab dans l’espace public ou la décision de la Cour d’appel de Paris qui justifie le licenciement d’une salariée voilée de la crèche Baby Loup, une structure privée (...)

Les violences physiques et verbales sont en nette augmentation depuis au moins 2009, comme le montrent les données du ministère de l’Intérieur [3]. Celles du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) suivent la même courbe. Les enquêtes d’opinion sur le rapport à l’Islam et à la présence musulmane montre une hostilité très forte concernant le port du foulard, ainsi qu’une hostilité croissante envers des actes cultuels qui ne posaient pas de problèmes avant : prier ou jeûner pendant le Ramadan. Nous avons encore du mal à mesurer l’ensemble des manifestations de ce rejet global. Ne pas saisir la justice ou les institutions reste très courant pour les populations musulmanes. D’autres s’autocensurent : des personnes qui ont intégré le fait qu’elles n’avaient pas leur place, et ne font même plus la démarche de trouver une formation ou un emploi. (...)

1976 à l’usine Renault Billancourt, où une salle de prière a été ouverte avec le soutien des syndicats et du patronat de l’époque, qui acceptait que les travailleurs immigrés de passage puissent exercer leur culte dans de bonnes conditions. C’est de cela que s’inspirent les grévistes de 1984. Ceux-ci sont des ouvriers marocains d’origine rurale dont beaucoup ne parlent qu’arabe. Pour mobiliser, les leaders syndicaux marocains parlent donc arabe et utilisent des concepts à teneur religieuse, comme « Inch Allah ». Rappelons également le moment géopolitique particulier : 1979, la révolution iranienne, 1983-1984, les attentats contre les militaires français au Liban.

C’est dans ce contexte que le patronat et le gouvernement construisent un problème musulman. La grève n’est plus syndicale, mais devient, dans la bouche du ministre de l’Intérieur Gaston Defferre, une grève sainte, une grève intégriste, une grève chiite – les Marocains sont sunnites, mais peu importe. L’objectif est de disqualifier une mobilisation sociale en la transformant en problème musulman. Des caricatures de la presse montrent alors des voitures produites à la chaîne et couvertes d’une burqa. Cette construction d’un problème musulman n’est pas venue des salariés ou des syndicats, mais d’en haut : des élites patronales, des cabinets ministériels, de la hiérarchie policière et d’une partie des élites médiatiques. (...)

Cela intervient au moment du tournant de la rigueur du gouvernement socialiste de Pierre Mauroy. Les licenciements prévus par Citroën et Talbot doivent être entérinés par l’État. C’est le gouvernement socialiste qui lâche les travailleurs immigrés. Parler d’un conflit religieux plutôt que d’un conflit de classes contribue aussi à renforcer les divisions au sein de la classe ouvrière (...)

rien de linéaire entre les représentations de l’islam depuis son émergence, pendant le Moyen Âge puis lors de la période coloniale. A chaque fois, nous devons analyser la construction d’un ennemi, d’un islam ou d’un musulman imaginaire en référence au contexte. Dans l’histoire, la sexualité du musulman a, par exemple, d’abord été construite comme une sexualité débridée, avec l’image du harem. Depuis la fin de la période coloniale, elle est construite comme une sexualité bridée, frustrée et réactionnaire. L’image du harem laisse place à celle de l’intégriste père puritain. Au Moyen Âge, pour critiquer le clergé, la modernité des musulmans est parfois opposée à l’intolérance des chrétiens. Mais une idée domine : celle de construire un islam barbare et conquérant. Et la réduction de l’Autre, musulman ou présumé tel, à son appartenance religieuse. (...)

Le racisme biologique n’a pas disparu. Il est juste en sourdine. La comparaison de la ministre de la Justice noire à un singe nous rappelle que cette forme de racisme est toujours bien présente, même si elle est complètement disqualifiée. La difficulté avec l’islamophobie, c’est l’articulation entre la question raciale et religieuse. L’un ne recouvre pas l’autre, les deux s’articulent, et alimentent beaucoup de confusion. (...)

L’origine, la couleur de peau, le sexe… Toutes les formes de rejet liés au physique et aux signes d’une identité héritée sont disqualifiées en France. L’islam, ou la religiosité, est considéré différemment. C’est un critère qui n’est pas considéré comme hérité, qui est réversible. Vous ne pouvez pas changer votre origine, vous pouvez changer de religion. Et la religion musulmane est interprétée comme une forme d’hostilité à la société majoritaire, une forme de subversion de l’ordre démocratique. Pour beaucoup de personnes, l’islamophobie est donc justifiée comme un combat nécessaire. Analyser cette confusion est décisive pour comprendre pourquoi certains rechignent à reconnaître l’islamophobie et à lutter contre. Nous vivons aussi dans une société à la tradition laïque très puissante. La laïcité s’est construite pour limiter le pouvoir de catholicisme, le pouvoir de la religion et des religieux. Cette mémoire de la lutte anti-religieuse demeure très prégnante. Et rend également difficile la reconnaissance de l’islamophobie. (...)

La critique argumentée des dogmes ou des conservatismes est libre et largement répandue en France. Pour autant, la critique peut également servir de paravent au rejet et au mépris. Même si des critiques sont émises à l’égard des religions, elles ne donnent pas lieu au même traitement public. Le traditionalisme catholique ou le prosélytisme évangélique, très présent dans les quartiers populaires, ne sont pas construits en problème public, alors qu’ils constituent des enjeux équivalents à certaines formes de présence musulmane.

Des entraves à la laïcité, si on la prend à la lettre, il y en a beaucoup (...)

L’islamophobie au niveau européen inquiète les organisations antiracistes, sauf en France. La question de l’islamophobie, de sa légitimité comme phénomène, ne pose plus problème ailleurs en Europe. Des débats ont porté sur sa définition et sa réalité, ce qui est sain dans un pays démocratique. Mais en France, le déni est la règle depuis que l’essayiste Caroline Fourest a écrit en 2003 que le terme islamophobie avait été inventé par les mollahs iraniens. Ce qui est un mensonge. En Europe, les principales organisations antiracistes s’intéressent à l’islamophobie, lancent des campagnes. En Scandinavie ou au Royaume-Uni, des femmes non voilées portent le voile par solidarité avec des femmes agressées. En France, l’antiracisme mainstream – Sos Racisme, la Licra – ne s’en occupe presque pas, alors que le phénomène est croissant et massif. Nous constatons cependant une regain d’intérêt récent quoique timide de la part de la Ligue des droits de l’Homme et du Mrap. Mais faire admettre que l’islamophobie est une réalité n’est pas encore gagné ! (...)