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La Pompe à Phynance
Plan A, plan B ? Plan C !
par Frédéric Lordon, 1er octobre 2015
Article mis en ligne le 8 octobre 2015
dernière modification le 2 octobre 2015

Comme à l’époque où nous jouions avec les petites lettres en vermicelle dans le bouillon, voilà donc que la gauche redécouvre son alphabet : plan A, plan B, Varoufakis avait un plan X, et même Schaüble, dit-on, un plan Z… pour mettre les Grecs dehors (mais lui n’est pas trop de gauche…). Alors, soit, retombons en enfance, et jouons avec toutes les lettres.

(...) Des plans, mais pour aller où ?

C’est très bien d’avoir des plans en tout cas. C’est encore mieux si on est au clair quant à leurs objectifs. On peut bien faire des plans pour leur propriété de nous rassurer à propos de notre capacité de maîtriser l’avenir, mais leur utilité ne va pas beaucoup plus loin s’ils ne savent pas très bien eux-mêmes ce qu’ils visent… De ce point de vue, on ne peut pas dire que le « plan A-plan B » soit un modèle de clarté. Il l’est d’autant moins qu’il agglomère des personnalités dont les lignes diffèrent radicalement sur l’unique question stratégique, comme toujours : l’option de la sortie, quitte à ne l’activer qu’en dernier recours, mais à assumer sans ciller (...)

C’est donc peu dire que, pour être belle, l’affiche du meeting du PG à la Fête de l’Huma (5) ne pouvait produire de grandes clarifications, ni témoigner d’une réelle bifurcation stratégique post-13 juillet. On objectera, non sans raison, que la politique construit parfois les clarifications progressivement, que la logique du malentendu ou de l’ambiguïté, usuellement nommée « rassemblement », y a sa productivité propre, et que seul le commentaire scolastique peut se donner la superbe d’ignorer le cambouis réel des hétérogénéités à tenir malgré tout, et des convergences à produire laborieusement. Et tout ceci serait vrai. Cependant la logique de l’ambigu, logique même du travail politique, qui oblige à faire aller ensemble des gens ne pensant pas identiquement, risque toujours de se perdre dans des synthèses sans objet si elle n’a pas un peu l’idée de son azimut. Et des plans sans cap, même à toutes les lettres de l’alphabet, ne sont que l’équivalent pour la politique du divertissement pascalien.

Pour l’heure en tout cas, il faut avoir bonne vue pour discerner les objectifs de « plan A-plan B ». Créditons-le cependant de la sincérité de ses intentions d’ouvrir le conflit avec les institutions européennes. Mais précisément : on ne s’engage pas dans une épreuve de force sans avoir une idée un peu claire des buts de guerre. (...)

Le seul objectif : la redémocratisation intégrale

Si la critique de « l’Europe austéritaire et anti-démocratique » est bien le leitmotiv de ce rassemblement, alors il suffit d’indiquer les contenus analytiques qu’enferment ces mots pour que les buts à fixer s’en déduisent aussitôt. Contre la tentation des clopinettes, qui se contentera d’un bout d’allègement de dette par-ci ou d’une détente temporaire de contrainte budgétaire par-là, le « plan A-plan B » ne peut donc avoir d’autre objectif que maximal : la déconstitutionnalisation et la repolitisation intégrales de toutes les questions de politique économique. Objectif « maximal » au regard seulement des démissions politiques de la gauche en matière européenne, dont la mesure se trouve ainsi donnée, quand il s’agit en réalité de l’objectif minimal de toute démocratie digne de ce nom : qu’il soit permis aux instances représentatives de discuter et de rediscuter de tout, tout le temps. Spécialement des contenus de politique économique, dont il est inconcevable qu’ils aient été soustraits à la délibération politique ordinaire, et qui doivent impérativement, et intégralement, lui être rendus. (...)

il est évidemment hors de question d’avoir une monnaie unique avec dix-huit politiques économiques autonomes. Le problème de l’euro était bien réel – personne ne l’a jamais nié d’ailleurs (6) – : il faut des règles. Il n’y a pas de monnaie unique possible sans un dispositif de coordination suffisamment ferme pour endiguer les externalités monétaires et financières qui naissent inévitablement au sein d’une communauté de politiques économiques.

Sous l’influence ordolibérale allemande, ce problème a été résolu par l’édiction de règles impératives, constitutionnalisées, donc immuables, conduisant par-là à ne réguler le problème des externalités qu’au prix d’une négation radicale des souverainetés nationales – sans reconstitution de quelque souveraineté européenne, bien sûr. Reconstitution impossible, pour les raisons qui viennent d’être dites – le refus allemand d’une souveraineté monétaire européenne s’accomplissant dans les formes de la délibération parlementaire ordinaire –, et milieu de gué létal car on n’ignore pas impunément une économie générale de la souveraineté qui exige pour celle-ci sa présence et son activité constantes – à un niveau territorial ou à un autre, peu importe en principe, mais quelque part. Pour le coup, s’il y a un principe fondamental de la politique que les peuples ont profondément fait leur, c’est bien celui de la souveraineté, à savoir l’idée qu’à défaut d’un exercice direct, il doit y avoir, où qu’il soit, un lieu où leur voix a quelque chance de se faire entendre, fut-ce au travers des distorsions de la représentation, et où l’on discute de tout ce qui les intéresse.

Que des pans, qui plus est massifs, de la matière-à-délibérer tombent, précisément, hors de toute instance délibérative, c’est une soustraction, non seulement dont ils ont une parfaite conscience, mais qui leur est inadmissible. (...)

Qu’on ait attenté aussi radicalement au principe de souveraineté, détruit ici sans être reconstruit là, ç’aura été le crime politique européen, et dans le vide de souveraineté, ainsi organisé, se seront engouffrées simultanément les puissances privées du capital (sur un mode opportuniste) et les extrêmes-droites (sur un mode réactionnel).

Il y avait bien un problème de l’euro mais, sous influence ordolibérale, il a été reconfiguré en dilemme : assurer, par le système des règles, la cohérence de la monnaie unique, mais au prix de la négation de toutes les souverainetés démocratiques, quelle qu’en soit l’échelle. Comme entre boire et conduire, entre la stabilité monétaire et la démocratie, il a fallu choisir. (...)

« La dette » n’est évidemment pas le problème numéro un – sauf à la proclamer telle, précisément pour mieux éviter de regarder en face le vrai problème numéro un. Celui de la négation démocratique. Il fallait donc avoir atteint le dernier degré de la cécité, ou bien de la naïveté, pour s’étonner que les institutions de l’eurozone méprisent aussi ouvertement le « verdict des urnes » en Grèce, et fasse aussi peu de cas de celui du 25 janvier que de celui du 5 juillet. Varoufakis propose ironiquement de faire ajouter dans les traités une clause de suspension des élections qui permettrait d’en ignorer les résultats (8) . Mais cette clause n’a pas à être ajoutée, elle existe déjà : elle consiste en les traités mêmes !, et Jean-Claude Juncker en a admirablement résumé la teneur générale en rappelant qu’« il n’y a pas de démocratie en dehors des traités ». (...)

on affirme vouloir sortir des memoranda mais on ne veut pas sortir de l’euro (qui impose les memoranda) ; l’euro n’est pas démocratique mais il ne faut pas toucher au traités (qui organisent l’euro anti-démocratique) ; l’Allemagne sent le hareng mais il faut continuer d’envisager « un autre euro » avec elle ; il faut un parlement de l’euro mais peu importe qu’il n’ait rien de substantiel à discuter (puisque tout a déjà été tranché – et écrit dans les traités).

Or voici comment il faudrait enchaîner ses idées de manière conséquente : une monnaie démocratique est une monnaie dont toutes les dispositions sont la prérogative d’une instance délibérative habilitée à les rediscuter à tout moment sous la loi de la majorité ; or il est au moins un pays pour lequel la question monétaire s’est historiquement nouée de telle sorte que, pour un temps encore indéfini, il ne peut consentir à renoncer à son idiosyncrasie – comme l’exigerait pourtant l’acceptation de la restitution démocratique et de la loi majoritaire ; il s’en déduit qu’une monnaie unique pleinement démocratique n’aura pas lieu en sa présence, et encore moins sous sa domination ; par conséquent, à moyen terme au moins (le terme de la résistance de la croyance monétaire allemande), il n’est laissé de choix qu’entre les options suivantes : consentir à l’état actuel des choses puisqu’on se refuse tout moyen de les changer vraiment – mais alors, par pitié, qu’on nous épargne maintenant la protestation anti-austéritaire sans suite et la comédie de la démocratie outragée – ; ou bien tirer enfin quelques conséquences et, faute d’une reconstruction (réelle) de souveraineté à l’étage européen, conclure ce qui doit l’être : la restauration démocratique, pour l’heure, passe ou bien par le retour unilatéral à la monnaie nationale, ou bien par une solution collective entre pays accordés sur le même irréfragable principe d’une constitution authentiquement démocratique de la monnaie – soit, dans les deux cas, l’explosion de l’euro tel qu’il est.
(...)

Tout l’intérêt du « sommet internationaliste du plan B » cependant – et c’est bien en ce point qu’il faut saluer l’initiative – consiste à œuvrer pour qu’il y ait des sorties unilatérales et que, ce faisant… elles cessent d’être unilatérales. Pour être négative, la communauté de refus de l’euro antidémocratique est déjà la base d’une reconstruction collective possible, en tout cas de la concrétisation rapide d’une idée fondamentale qui fait l’identité du plan C, ou B, peu importe maintenant la lettre qu’on lui donne, puisque son vrai nom est la sortie de gauche. La sortie de gauche est celle qui brise les équations hypnotiques Euro = Europe, et Europe = Union politique (ou rien) – les équations de l’européisme obtus. (...)