
« Ils voulaient séparer l’homme de l’artiste, ils séparent aujourd’hui les artistes du monde ». Adèle Haenel l’a clamé haut et fort : si le César décerné à Roman Polanski est un crachat à la face des victimes de violences sexuelles, ce déni des mutations sociales expose le cinéma français au provincialisme. Sous couvert d’exception culturelle, l’exception sexuelle n’en finit pas de finir en France.
« Il faut séparer l’homme de l’artiste ! » Dans un dictionnaire des idées reçues pour notre temps, il conviendrait de préciser : « Cet impératif s’énonce seulement au masculin ». En effet, l’homme ne renvoie pas ici à l’être humain en général ; la formule est aujourd’hui réservée aux harceleurs et aux violeurs. Il s’agit bien du « sexe fort », autrement dit, de la domination masculine. À l’inverse, nul n’envisage de séparer la femme de l’artiste. Ni les prédateurs sexuels, qui s’emploient toujours à réduire les femmes à leur sexe ; ni, à l’inverse, les féministes pour qui le neutre ne sert qu’à masquer le sexisme. Et de fait, malgré les protestations d’universalisme, manifestement, personne n’oublie qu’une femme est une femme. Sinon, comment comprendre, en dépit des beaux discours, la forte inégalité qui perdure entre les deux sexes dans le monde de la culture, tant dans ses structures de pouvoir que dans ses palmarès ou ses musées – à moins d’invoquer l’infériorité naturelle des femmes ? Pour croire à la désincarnation, mieux vaut être homme. (...)
On nous explique aussi qu’il serait absurde, pour lire l’Émile, de rappeler que l’auteur de ce traité sur l’éducation avait abandonné ses enfants à l’assistance publique. Faut-il donc séparer tout à fait Jean-Jacques de Rousseau ? Pourtant, l’auteur lui-même pointera sa propre contradiction, dans son livre autobiographique, justement intitulé Les Confessions : « En méditant mon Traité de l’Éducation, je sentis que j’avais négligé des devoirs dont rien ne pouvait me dispenser. Le remords enfin devint si vif, qu’il m’arracha presque l’aveu public de ma faute au commencement de l’Émile ».
Il en va de même pour le cinéma. Woody Allen n’est pas seulement réalisateur ; il est aussi acteur dans ses propres films. (...)
Roman Polanski, accusé de viol en 1977 par une mineure de treize ans, droguée à son insu puis sodomisée, a plaidé coupable avant de fuir la justice californienne qui le poursuit encore aujourd’hui. Depuis, les accusations de viol se sont multipliées, jusqu’à la dernière en date, en novembre dernier. Sans doute, à la différence d’Allen ou de Weinstein, n’est-il pas accusé dans sa propre famille ni dans l’exercice de son métier. Mais l’homme n’est pas sans rapport avec l’artiste : sinon, pourquoi publier son autobiographie, Roman par Polanski ? (...)
Pascal Bruckner l’interroge : « En tant que juif pourchassé pendant la guerre, que cinéaste persécuté par les staliniens en Pologne, survivez-vous au maccarthysme néoféministe d’aujourd’hui ? » Polanski se pose alors en victime… des victimes. « Dans cette histoire [l’affaire Dreyfus], j’ai retrouvé des moments que j’avais parfois vécus moi-même. » Comment, dans ces conditions, séparer l’homme de l’artiste ?
En France, avec l’affaire Gabriel Matzneff, on vient de mesurer qu’un gouffre s’était ouvert entre hier et aujourd’hui : comment a-t-on pu, si longtemps, supporter l’insupportable ? Ce n’est pas, comme dans l’Église catholique, que la pédocriminalité de l’écrivain était cachée ; au contraire, elle était affichée. On admirait ce « professeur d’éducation sexuelle », selon le mot de Bernard Pivot en 1990, en toute connaissance de cause. (...)
Le vote de la profession nie tout changement, comme si rien ne s’était passé – non seulement aux États-Unis, jusqu’à la condamnation d’Harvey Weinstein, mais également en France, après la prise de parole d’Adèle Haenel. En quittant la salle à l’annonce de la récompense, l’actrice a bien marqué la violence symbolique exercée sur toutes les victimes de violences. En outre, le prix est une manière d’affirmer que le féminisme n’a rien à voir avec la culture, au risque de suggérer que la culture n’a rien à voir avec le féminisme – puisque l’artiste n’aurait rien à voir avec l’homme. Or « c’est le même corps qui viole et qui filme. » L’Académie vient de valider ce slogan d’un collage féministe : Polanski obtient le César, non pas du meilleur film, mais du meilleur réalisateur (ou , par euphémisme, de la meilleure réalisation). Autrement dit, ce n’est pas l’œuvre qui triomphe ; c’est l’homme. « Ah, pour être dévot, je n’en suis pas moins homme », protestait Tartuffe. Aujourd’hui, peut-on clamer sans hypocrisie : « En devenant artiste, on cesse d’être un homme » ? Car l’exception culturelle ne saurait justifier une exception sexuelle à la loi commune.