
En qualité d’observatoire critique des médias, Acrimed s’est intéressée à la création du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) [1]. À peine née (et à vrai dire avant même sa naissance), cette instance tripartite, regroupant des représentants des journalistes (organisés ou non), des patrons de presse (pudiquement rebaptisés « éditeurs ») et du public, suscite déjà le débat… voire la controverse. Nous y revenons dans ce texte.
Un rapide point d’histoire pour commencer. (...)
À la demande de Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture, un rapport examinant la proposition d’un conseil de déontologie sera remis en mars 2019 par Emmanuel Hoog, ancien Pdg de l’AFP, rapport sobrement intitulé : « Confiance et liberté. Vers l’instauration d’une instance d’autorégulation et de médiation de l’information ». Sans craindre le paradoxe, ce rapport préconise, conformément à la proposition du président Macron, que la création du conseil soit initiée par les professionnels. Et dès le 16 mai 2019, les « professionnels » intéressés se sont réunis à l’initiative de l’ODI et se sont organisés en commissions afin de faire une proposition de conseil de presse (qu’ils dénomment provisoirement « Conseil de déontologie journalistique et de médiation ») avant la fin de l’année 2019.
Après plusieurs réunions préparatoires, lundi 2 décembre s’est donc tenue à Paris l’assemblée constitutive du CDJM. Quelle sera sa fonction ? Le conseil sera essentiellement amené à rendre des avis lorsqu’il sera saisi ou lorsqu’il se saisira lui-même de manquements à la déontologie. Il réagira à ce qui est publié et en aucun cas n’interviendra sur la ligne éditoriale des médias. Il aura également un rôle de médiation. Lors de son AG constitutive, Patrick Eveno a justifié la création du CDJM par la crise de confiance grandissante envers les médias. (...)
Pour autant, l’initiative a provoqué de nombreuses oppositions. Du côté des journalistes, 19 sociétés de journalistes ou de rédacteurs s’opposent farouchement à ce conseil, tout comme le SNJ-CGT. Le premier syndicat de journalistes, le SNJ, qui a œuvré à la création du CDJM, y participera cependant, en compagnie de journalistes CFDT. La principale réticence à la constitution d’un tel conseil est la question de son indépendance vis-à-vis du gouvernement. (...)
Autre question : celle du financement du conseil, qui ne devrait pas manquer de susciter des débats au sein de l’instance. (...)
Qui va payer ? L’État ? Les éditeurs ? En fonction de leur chiffre d’affaires ? Du nombre de cartes de presse ? Dans le projet actuel, le financement majoritaire de cet instrument devrait dépendre soit du gouvernement, soit des patrons de presse. Et en l’absence de garanties d’indépendance, il y a fort à craindre que celui qui paie l’orchestre choisisse la musique…
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Autre crainte évoquée, liée à l’exemple belge : en Belgique, plusieurs journaux ont vu leurs aides à la presse réduites en 2017 à la suite de manquements à la déontologie. Pourrait-on voir la même chose en France si les aides à la presse étaient conditionnées au filtre du CDJM ?
En résumé, faut-il croire à l’indépendance d’un organisme dont la composition et les attributions correspondent à ce qui était préconisé dans un rapport gouvernemental et qui, de plus, a vu le jour de manière à s’inscrire dans le calendrier de la future loi sur l’audiovisuel ? On peut croire aux coïncidences... (...)
Plus généralement, on peut se poser la question de l’utilité de ce conseil de presse, dans un contexte où les facteurs les plus importants du « mal-journalisme » ne sont pas remis en cause : la concentration des médias entre les mains d’une poignée de milliardaires, le manque de pluralisme des idées (lié à cette concentration), ou encore les conditions sociales de la production journalistique (précarité toujours plus forte des journalistes). Le SNJ-CGT n’a pas attendu la naissance du CDJM pour, dès la publication du rapport Hoog, évoquer cette grave lacune (...)
« Pour reconquérir la confiance du public, les journalistes n’ont pas besoin d’un conseil de presse. Ils ont besoin de conditions de travail correctes, de pouvoir vivre dignement de leur métier et de ne pas dépendre du bon vouloir d’actionnaires en tout genre ». Après avoir constaté que le tsunami dans la profession est avant tout social, avec la baisse des effectifs, la précarité galopante, les attaques multiples contre le statut des journalistes (d’après le SNJ-CGT, chez les moins de 35 ans, les pigistes sont devenus plus nombreux que les permanents, par ailleurs l’auto-entreprenariat, l’intermittence et le paiement en droits d’auteur montrent la difficulté croissante pour les journalistes de se faire rémunérer en salaires), le syndicat conclut : « Et, dans ces conditions, il faudrait aller siéger dans une instance avec des représentants patronaux qui bafouent la plupart de nos droits dans les entreprises et se moquent éperdument de la qualité de l’information et des principes professionnels ? »
Le SNJ-CGT met ainsi en avant d’autres priorités : « les solutions sont sur la table depuis longtemps : loi anti-concentration, indépendance juridique des équipes rédactionnelles, réforme profonde des aides à la presse pour les orienter davantage vers les médias indépendants et les réserver à ceux qui respectent le code du travail et assurent des conditions de travail correctes au lieu d’amplifier la précarité… »
Notre association n’est évidemment pas indifférente à la question de la déontologie. Acrimed est revenu à de nombreuses reprises sur les manquements les plus flagrants à la déontologie professionnelle, aussi bien dans la presse écrite qu’audiovisuelle. Pour Acrimed, la question de la déontologie ne saurait être abordée « hors sol », sans que soient traitées en même temps les conditions d’exercice de la profession de journaliste ni que soit redessiné le paysage médiatique dans lequel s’exercent les métiers du journalisme. Elle ne saurait faire office de supplément d’âme quand l’essentiel n’y est pas, ou servir de cache-misère.(...)