
Le prix de l’essence, qui mit les « gilets jaunes » dans la rue, n’avait jamais eu les honneurs des revendications des organisations de gauche. Dans les classes populaires, c’est loin d’être le seul thème en mal de résonance politique ou syndicale.
Le prix de l’essence ou le carburant de la lutte de classes ». À propos de la revendication initiale des « gilets jaunes », ce sous-titre d’une revue proche du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) ne souffre aucune ambiguïté. Au titre près : « Soulèvement populaire en Iran » (1). Pour les révoltés iraniens de l’automne 2019, les communiqués de solidarité de la gauche syndicale et politique française fleurirent. Il en fut de même pour la dizaine de morts gisant sur les pavés de Quito et les centaines de blessés qui furent victimes quelques semaines plus tôt en Équateur… de la répression de manifestations contre l’augmentation des prix des carburants. Un an auparavant, les mêmes organisations se réjouissaient de la révolution en marche au Soudan : peu d’entre elles rappelèrent que l’un de ses préludes fut l’explosion de ces mêmes prix, qui déclencha des insurrections en 2012 et en 2013. Cette énumération serait taxée d’amnésie sans une date importante de la mémoire de la gauche : le 27 février 1989, à Caracas, c’est entre autres, là encore, l’envolée du prix de l’essence qui déclencha le caracazo, soulèvement populaire qui fit trois mille morts vénézuéliens et qui annonça l’élection de Hugo Chávez en 1998.
Il semblerait que le soutien massif de la gauche politique et syndicale française aux révoltes contre les prix à la pompe soit inversement proportionnel à la distance qui la sépare de la contestation. (...)
Côté syndical, on aurait également cherché en vain la veine fraternelle qui irrigue les communiqués de solidarité internationale : « Ce mouvement (…) ne pose pas forcément les bonnes questions et donc n’a pas forcément les bonnes réponses », pouvait-on entendre dans la bouche d’un secrétaire confédéral de la Confédération générale du travail (CGT) (3).
Et pourtant. Avant que les « gilets jaunes » ne placent le prix du carburant sous les feux de l’actualité, il suffisait de fréquenter n’importe quel café de n’importe quelle campagne de France pour savoir que, depuis une décennie, grondait la colère populaire autour d’un thème central : la voiture. Les radars ! L’essence ! Le diesel ! Le contrôle technique ! Les vignettes ! Mais la gauche syndicale et politique habite-t-elle ces campagnes ? Fréquente-t-elle ces établissements ? Et si tel était le cas, aurait-elle été capable de discerner dans ces propos autre chose que des brèves de comptoir ? Les programmes des partis pour la prochaine élection présidentielle répondent : de la cherté de l’automobile il n’est nulle mention… mis à part pour marteler qu’il faut « sortir » de ce mode de transport polluant (« repenser la mobilité individuelle » (4), « réduire la place de la voiture » (5), « privilégier les déplacements doux » (6)).
Hormis le prix des transports, qu’est-ce qui mobilise les classes populaires ? Une chose est sûre, la « politique politicienne » (les luttes de pouvoir, les stratégies électorales…) les rebute — les taux d’abstention permettent de le vérifier à chaque élection. Ne serait-ce pas justement parce que leurs inquiétudes, leurs tourments sont inconnus, ou presque, des organisations qui prétendent parler en leur nom ? Nous avons enquêté auprès de personnes issues des classes populaires : femme de ménage, puéricultrice, ouvrière à la chaîne, plombier, carreleur… Des femmes, en majorité, jeunes, moins jeunes et retraitées, issues de différents milieux professionnels et provenant de lieux géographiques divers (urbains, ruraux, périurbains).
Première surprise : une minorité d’entre elles affirme souhaiter l’augmentation des salaires, obsession des organisations de gauche. Chacune insiste pourtant sur le coût de la vie, qui ne fait qu’augmenter. Dans les ménages rencontrés, ce sont systématiquement les femmes qui tiennent les comptes. Chronophage, source de stress, cette activité les change en d’impitoyables comparatrices de prix. Leur colère porte sur ceux de la vie courante, sur l’angoisse du porte-monnaie qu’on ouvre tous les jours en constatant qu’il se vide de plus en plus vite. Leur revendication est nette : l’encadrement strict des prix des produits de première nécessité. Pouvoir remplir le frigo sans y penser, pour ainsi dire, sans comparer, sans traquer l’étiquette, sans d’épuisantes heures de recherche sur Internet. Augmenter les salaires ? « Tout augmenterait derrière, et on ne gagnerait rien ! » (...)
Seconde surprise : l’école. Les organisations syndicales et politiques axent en général leurs discours sur les moyens qui manquent à ce service public. Nulle mention de ce point chez les personnes que nous avons rencontrées. En revanche, toutes sont furieuses du prix de l’école. Celle-ci est chère, elle est hors de prix : garderie, centre de loisirs, cantine, fournitures scolaires, sorties plombent littéralement le budget de ces familles. Si ces dépenses concernent majoritairement le temps périscolaire, les enquêtées l’incluent néanmoins dans un exorbitant poste de dépenses « école ». Autant dire que le discours sur les moyens à allouer à l’éducation nationale est inaudible (...)
« Construire une organisation avec des gens comme nous »
Mais les enfants des classes populaires ne font pas qu’étudier : ils se divertissent, aussi — souvent en prolongeant des activités auxquelles l’école les a sensibilisés. Ils se heurtent alors au même mur : celui de l’argent. Sport, cinéma, théâtre, librairies : tous les loisirs sont « hors de prix ». (...)
Poser, par ailleurs, la question du travail revient ici à parler de troubles musculo-squelettiques, d’arthrose, de lombalgies, de hernies discales, de calcifications, de lumbagos, de handicaps partiels ou permanents… Le travail manuel, omniprésent chez ces salariés, brise les corps. Y compris les corps jeunes. La revendication est aussi unanime qu’absente des programmes des organisations de gauche : l’alignement de la rémunération du travail manuel sur le travail intellectuel, avec la mise en place de carrières très courtes pour les métiers pénibles (...)
Émerge alors un axe revendicatif qui revient régulièrement : que les « aides sociales » de toutes natures soient attribuées de manière aussi automatique que les institutions diverses prélèvent les sommes dues sur les comptes en banque, pourtant en souffrance, de ces familles. Le taux de non-recours aux aides sociales, frappant une famille sur trois y ayant droit, pour un préjudice de 10 milliards d’euros (7), suggère que cette idée n’est pas complètement farfelue… Enfin, à rebours des enquêtes d’opinion, insécurité et immigration sont absentes des préoccupations des personnes interrogées. Vraisemblablement parce que la scène politique est saturée d’interventions autour de ces thèmes, tandis que les autres sont absents : nos questions portaient en effet sur les préoccupations qui ne trouvent aucun écho politique ou syndical.
Pour porter ces propositions, il faut des organisations. Lesquelles ? Problème : toutes, à gauche, sont discréditées parmi notre public. En cause, pêle-mêle : leur langage, « qui ne ressemble pas au nôtre ». Les incantations et propos de papier, en contradiction avec l’absence d’actions concrètes, aux effets pratiques immédiatement palpables. La forme des organisations, également, vue comme un permanent système de primes à l’ego, à l’argent, aux honneurs, aux places. Et, par-dessus tout, ces convictions se nourrissent d’un désintérêt plus profond, fondé sur ce fait central exprimé avec certitude : « De toute façon, la politique, ça ne change pas la vie. » (...)
Depuis, l’absence de solution de rechange pratique et théorique a atteint son objectif : s’intéresser, s’investir, s’engager en politique est devenu inutile, « puisque rien ne change, ce sont toujours les mêmes qui trinquent ». Mais de ceux-là dépend précisément le changement, l’histoire l’a assez prouvé. Le discrédit général dans lequel les formations de gauche sont plongées suggère une piste, évoquée par les intéressés eux-mêmes : « Construire une organisation avec des gens comme nous. » Comme eux sociologiquement, mais aussi comme eux politiquement : sans but électoral — au moins dans un premier temps. Une organisation qui se soucierait de la vie concrète des gens, de leurs frigos vides (aide alimentaire), du prix de l’école (mutuelle des écoles, soutien scolaire), du prix des loisirs (cinéma solidaire, sorties à prix réduits), etc. (...)