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Pourquoi les corps subalternes sont-ils toujours déshumanisés ?
Article mis en ligne le 7 avril 2020

Qu’une épidémie puisse frapper le monde, sans que l’Afrique ne prenne sa part, parait donc invraisemblable tant la souffrance des Africain.e.s est devenue une évidence. Analyse d’une polémique qui s’inscrit dans le droit fil de la violence coloniale et patriarcale historique.

Jeudi 2 avril, une séquence de débat met littéralement le feu aux réseaux sociaux. On y voit deux hommes : Jean-Paul Mira et Camille Locht, respectivement directeur de recherche à l’Inserm et chef de la réanimation à l’hôpital Cochin de Paris, échanger au sujet de l’élaboration d’une riposte scientifique contre le Covid-19. « Si je peux être provocateur, est-ce qu’on ne devrait pas faire cette étude en Afrique, où il n’y a pas de masques, pas de traitements, pas de réanimation ? Un peu comme c’est fait d’ailleurs pour certaines études sur le SIDA ou chez les prostituées, on essaye des choses parce qu’on sait qu’elles sont hautement exposées et qu’elles ne se protègent pas », affirme Jean-Paul Mira tandis que Camille Locht acquiesce doctement en lui donnant raison. (...)

Autrement dit, puisque les corps des Africain.e.s et des « prostituées » semblent voués à être exposés à un danger certain, autant les mobiliser d’une manière qui soit utile à d’autres corps, plus précieux. Pas une seule fois, l’idée de la sollicitation d’un consentement de la part des propriétaires de ces corps réduits à des supports expérimentaux, n’émerge durant cette conversation.

Si ces propos ont suscité une large vague de condamnations, totalement justifiées, c’est parce qu’ils font écho à une déconsidération historique des corps subalternes.

Depuis le début de l’épidémie, l’on entend régulièrement des commentaires inquiets quant à la catastrophe que pourrait constituer l’épidémie du coronavirus si elle s’amplifiait sur le sol africain dans les proportions de ce qui se produit en Chine, en Europe ou aux États-Unis. En effet, les structures hospitalières des 54 pays du continent ne seraient probablement pas en mesure de prendre en charge l’intégralité des patients, faute de moyens suffisants. Toutefois, ces anticipations inquiétantes et catastrophistes semblent aussi traduire un étonnement malsain – peut-être inconscient – quant au caractère inéluctable du destin tragique, forcément, d’un continent qui ne pouvait pas être épargné. Comme s’il était inconcevable qu’il ne soit pas effroyablement touché. Les précédentes décennies ont malheureusement fait de l’Afrique le théâtre d’un nombre affolant de malheurs et de tragédies, si bien que l’on semble désormais habitué à voir ses habitant.e.s en proie aux plus atroces souffrances (...)

La souffrance des corps africains, celle des corps afro-descendants de manière plus générale, filmée, photographiée et multidiffusée est devenue une banalité médiatique, à laquelle l’œil occidental ne semble plus guère sensible. Lors du dramatique séisme qui avait anéanti une grande partie de la population haïtienne, le journaliste Christian Eboulé avait d’ailleurs dénoncé cette « absence d’égards » qui avait conduit tant de médias à montrer « de manière quasiment ininterrompue, ces centaines de cadavres haïtiens » mettant en scène un « funeste "spectacle" de corps meurtris, écrasés, déchiquetés » alors même qu’un tremblement de terre ayant eu lieu la même année en Italie n’avait pas donné lieu à un tel étalement de corps.

Cette faculté à montrer, ou à évoquer les corps subalternes comme des événements secondaires ou comme de potentiels cobayes n’est pas sans lien avec l’histoire coloniale.

Les corps colonisés et réduits à l’esclavage ont été exploités par la science occidentale moderne, qui à travers d’atroces souffrances infligées à des personnes déshumanisées a posé les fondements de nombreuses pratiques médicales dont l’héritage est encore palpable aujourd’hui (...)

La désinvolture avec laquelle l’hypothèse de ces expérimentations a été évoquée rappelle combien la suprématie occidentale et le patriarcat ont depuis des siècles inscrit leur volonté sur des corps contraints et niés dans leur humanité. Jean-Paul Mira annonçait un propos « provocateur », il s’agit en réalité d’une déclaration empreinte d’un racisme et d’un sexisme qui s’inscrivent dans le droit fil de la violence coloniale et patriarcale historique.