
« On n’a rien vu venir. » À l’image de ce journaliste, le délégué syndical SNJ de Libération, Florian Bardou, se dit « très surpris » de l’annonce d’Altice France, jeudi. Le groupe de télécommunications SFR de Patrick Drahi, propriétaire du quotidien, a fait savoir qu’il créait un « fonds de dotation pour une presse indépendante », qui permet de récolter les dons de « mécènes », particuliers ou non, dans lequel serait intégré Libération, via une filiale (Presse indépendante SAS) qui absorbera le journal, sa régie de publicité et sa société de développement technologique. Une manière à peine polie d’éconduire une « danseuse » ? Arthur Dreyfuss, secrétaire général de SFR et patron d’Altice médias, a réfuté, en s’adressant aux salariés : « Une solution facile aurait été de vendre Libération. »
Sur le papier, l’offre d’intégrer une « structure non cessible et non capitaliste à but non lucratif » est tentante pour les salariés. D’autant qu’Altice France a déclaré vouloir « doter substantiellement » la nouvelle structure, en épongeant en premier lieu les dettes du quotidien, qui se situeraient entre 45 et 50 millions d’euros. Il s’agirait, poursuit le groupe dans un communiqué, de lui « donner, progressivement, les moyens nécessaires au financement de son exploitation future et ainsi garantir son indépendance sur le long terme ». Il faut 8 millions d’euros par an au journal pour être à l’équilibre.
« Une telle transformation demande réflexion et concertation »
Dans les faits, l’opération inquiète. « On ne s’y attendait pas du tout » , lâche Florian Bardou, qui pointe par ailleurs le fait que le Comité social et économique (CSE) a été convoqué la veille de l’annonce, et que celle-ci a opportunément été suivie d’un « urgent » de l’AFP… « Y aurait-il du délit d’entrave là-dessous ? », s’interroge pour sa part le SNJ-CGT, alors qu’« une telle transformation demande réflexion et concertation ». Les salariés gardent en mémoire le scénario de 2017, chez leurs voisins de l’Express : Drahi s’était alors débarrassé d’une partie des titres qu’il avait achetés à Roularta en 2015, gardant tout de même l’hebdomadaire… qu’il a vendu à titre personnel en 2019 à Alain Weill, le président d’Altice France. Mais trop peu sans doute redoutaient sa répétition. (...)
Des réserves sur les bons sentiments de la direction
Nul doute que la réflexion, côté Altice et Drahi, a déjà été menée. Dans les couloirs de Libé, on se dit que les « avantages fiscaux » ne sont pas étrangers à la décision : jusqu’à 66 % pour un particulier qui verse à un fonds de dotation (dans la limite de 20 % du revenu imposable) et 60 % pour une entreprise (dans la limite de 5 % du chiffre d’affaires). Mais cela n’explique pas tout. Pas plus que « cette histoire de dette », confie un(e) salarié (1) : « C’est artificiel, évidemment. Quand vous appartenez à un groupe, et que ce groupe donne de l’argent à une de ses structures, ça ne crée pas une dette. C’est juste un exercice comptable pour SFR. »
À l’appui de ces réserves sur les bons sentiments de la direction, on se souviendra que l’année 2018, après la vente de l’Express et d’autres, Patrick Drahi et deux autres dirigeants d’Altice se sont partagé 88 millions d’euros de dividendes. Sans compter que ce projet intervient dans un moment charnière pour le quotidien. En pleine crise de la distribution et en sortie de confinement qui a perturbé impression et diffusion, il travaillait à faire migrer ses abonnés sur le numérique (...)
Aucune garantie d’indépendance, de transparence et de gouvernance démocratique
Aujourd’hui, selon Florian Bardou, la rédaction, sous le choc, est partagée entre un projet « séduisant, proche des valeurs du journal » et « l’absence de garanties qui nous semblent nécessaires pour aller jusqu’au bout de la logique en garantissant indépendance, transparence et gouvernance démocratique ». Une partie de la rédaction, les plus jeunes qui n’ont pas connu l’histoire mouvementée du quotidien créé en 1973 par Serge July et Jean-Paul Sartre, rêve à l’indépendance retrouvée… Or, la composition du futur conseil d’administration du fonds n’a fait l’objet d’aucune concertation. Y siégeraient Arthur Dreyfuss, un dirigeant de SFR Europe et Laurent Joffrin. « On l’aime bien, mais c’est le patron, pas un représentant du personnel », soupire notre source anonyme. Pour lui, c’est la question du financement de ce fonds qui prime, notamment sa pérennité : « Ils ne se rendent pas compte que Libé, sans argent, n’existe tout simplement pas. »