
Alain Accardo est sociologue, maître de conférences à Bordeaux-Montaigne et chroniqueur régulier pour l’excellent mensuel La Décroissance. Il vient de faire paraître, dans la collection Cent mille signes des éditions Agone, un essai intitulé Pour une socioanalyse du journalisme. Pour ce spécialiste de Pierre Bourdieu, hors de question de penser que les journalistes participent à un grand complot pour protéger l’ordre libéral établi ou qu’ils obéissent docilement aux injonctions de leurs richissimes actionnaires. Selon lui, les journalistes se contentent simplement d’être eux-mêmes, c’est-à-dire une « fraction emblématique de la nouvelle bourgeoisie intellectuelle », qui est née dans le système, en vit et tient à le faire perdurer. Par son analyse aussi pertinente qu’originale, Alain Accardo nous livre un état des lieux saisissant de la presse actuelle, qui parlera à n’importe quel pigiste précaire, mais également des pistes − possibles, exigeantes, radicales − pour mettre en place, demain, un vrai service public de l’information.
Des mastodontes contrés par les médias alternatifs ?
Le Comptoir : Dans votre livre, vous dépeignez avec précision comment la majorité des journalistes actuels est acquise à ce qu’on appellera, grosso modo, l’ordre libéral établi. Mais, en tant que chroniqueur régulier du mensuel La Décroissance, vous n’êtes pas sans savoir que des médias alternatifs se développent sans cesse. Ne peut-on pas pointer une certaine responsabilité du lecteur − quand il lit encore ! − qui préfère se tourner vers des contenus qui ne le satisfont pas, plutôt que vers des contenus de qualité mais dont il déplore le prix ?
Alain Accardo : Les deux enquêtes qui sont à la base de cet ouvrage ont eu lieu dans les années 1990. Elles visaient donc l’information journalistique telle qu’elle était faite par la presse écrite traditionnelle, quotidienne et magazine, et surtout par la presse audio-visuelle des chaînes de télévision publiques et commerciales et des stations de radio. Les médias alternatifs n’avaient pas encore pris une grande importance, il n’y avait pas d’accès généralisé à l’Internet, pas de réseaux sociaux, pas d’information en ligne, etc. Toutes ces innovations n’ont d’ailleurs pas changé le problème fondamental, celui de la démocratisation réelle de l’information.
L’explosion du numérique a entraîné une évolution de la situation caractérisée, entre autres, par l’aggravation des difficultés de la presse écrite, mais l’inévitable adaptation des médias de presse aux nouvelles technologies n’a pas provoqué, pour autant qu’on puisse le mesurer, sur le plan de l’emploi, un appel d’air comparable à celui qu’avait provoqué en son temps la mise en place d’une information radiophonique puis télévisée. (...)
l’emploi de journalistes est allé en se précarisant toujours davantage, conformément à la tendance généralisée, dans l’ensemble du monde industrialisé, de toutes les productions soumises à la loi du marché, celles où l’emploi devient inévitablement la variable d’ajustement et l’employé un produit jetable.
L’information est une marchandise comme les autres et sa production, l’affaire d’une industrie comme les autres, aux mains de puissants groupes industriels et financiers, ou aux mains de l’État capitaliste qui fait fonctionner le public sur le modèle du privé. Par rapport à ces mastodontes, les médias alternatifs ne peuvent faire le poids, ni par l’audience ni par le prestige social. Le type de journalisme le plus connu du grand public demeure celui qui a cours dans les rédactions des télés et des radios, où s’empressent désormais même les journalistes de la presse écrite. La capacité de ce type de journalisme à apparaître comme LE journalisme par excellence, est évidemment liée à la possibilité dont il use et abuse quotidiennement de se mettre lui-même en vitrine, de soigner sa propre mise en scène et de s’auto-célébrer en permanence (...)
Cela dit, je voudrais m’arrêter un instant sur l’idée, implicitement contenue dans votre question, que les médias alternatifs produisent, sinon de la bonne information, du moins de l’information meilleure. Cela est vrai de certains, pas de tous. Un trop grand nombre de ceux qui sont relégués, ou se mettent eux-mêmes, en marge du système médiatique, ne proposent en fait d’alternative au modèle dominant, que de simples variantes distinctives qui restent fondamentalement fidèles aux stéréotypes traditionnels profondément inscrits dans l’ethos et l’habitus journalistiques. C’est pourquoi j’ai insisté dans mon travail sur la nécessité pour les membres de la corporation tout entière de procéder à une auto-socioanalyse permanente et sans complaisance pour apprendre à discerner en quoi et dans quelle mesure chacun(e) est une créature du système, comme nous le sommes tous et toutes avant tout effort d’auto-réflexivité, toujours trop tardif, toujours pénible et toujours incomplet.
Il y a finalement assez peu d’originalité dans les médias alternatifs en dehors des innovations technologiques et leurs journalistes, tout comme leurs homologues de la presse institutionnelle, sont trop souvent enclins à confondre les contestations dans le système avec la contestation du système, comme ils tendent à confondre réactions de révolte morale ou de compassion humanitaire avec pensée politique (...)
Comment pourrait-on être tendre avec les écoles de journalisme quand on a eu la possibilité d’observer de près, pendant des années, leur mode de fonctionnement et les résultats de leur travail ? Au demeurant, c’est chez les journalistes eux-mêmes que l’on trouve les critiques les plus saignantes relativement à la formation et aux écoles. Ma critique à moi présente cette particularité qu’elle ne se borne pas à pointer en les déplorant les insuffisances et les travers des pratiques journalistiques, mais qu’elle s’efforce de comprendre ce phénomène d’un point de vue sociologique. Il ne vous aura sans doute pas échappé que l’objet central de mon travail, c’est l’étude, dans une optique qui se veut bourdieusienne (mais pas seulement), de ce vecteur sociologique majeur de la modernité qu’est la classe moyenne, et du fer de lance de cette classe, la fraction moderniste que constitue la petite bourgeoisie nouvelle. La corporation journalistique en est une composante représentative.
En étudiant le microcosme journalistique, je pense qu’on peut, plus largement, comprendre comment le modèle américain du libéralisme débridé a réussi à pénétrer les mentalités des classes moyennes occidentales ou occidentalisées et à faire de celles-ci, dans l’ensemble et non sans contradictions, des servantes zélées du système. (...)
En engendrant, développant, domestiquant, formatant ces couches et catégories nouvelles, le système travaille à sa propre sauvegarde parce que les classes moyennes ont beau être structurellement des populations clivées, contradictoires, écartelées entre les pôles de la domination sociale, l’histoire montre qu’elles vont de préférence alimenter les forces conservatrices ou contre-révolutionnaires, chaque fois que l’ordre économico-politique dont elles sont nées et qui les fait vivre est menacé. Se situant à gauche socialement, c’est-à-dire par leurs pieuses intentions humanistes, elles sont à droite politiquement, par leur soutien à toutes les politiques réelles et « réalistes », y compris d’austérité et de régression sociale, pour peu qu’on sache ménager leurs intérêts de dominants chez les dominés. (...)
à mes yeux, le problème de fond n’est pas de savoir dans quelle mesure les carences du journalisme sont imputables aux carences de la formation scolaire et universitaire (problèmes réels qu’on s’ingénie, mais en vain, à résoudre au fil des décennies, par des « réformes » internes, ponctuelles ou sectorielles et toujours imparfaites, qui dérangent à peu près autant qu’elles arrangent, sans jamais pouvoir aller à la racine des choses).
La vraie question, à mes yeux, est celle de savoir comment parvenir à changer la logique objective de fonctionnement d’un système social où la nécessité impérieuse de rémunérer toujours plus, et en priorité, un Capital privé toujours plus colossal, tentaculaire et avide, oblige à faire passer au second plan, à retarder ou minimiser, voire à supprimer, tous les investissements qui auraient d’abord pour but l’utilité publique, donc l’amélioration des conditions de vie, de formation, de travail, de rémunération, etc., de tous les salariés, aussi bien dans le journalisme que dans l’enseignement et ailleurs. En attendant de pouvoir mettre fin au système Capital-Salariat, il n’est pas interdit d’imaginer, bien au contraire, un pouvoir réellement démocratique qui déciderait d’affecter les ressources nécessaires (par exemple une partie des milliards de la seule évasion fiscale) à la rénovation d’un système éducatif public qui aurait pour mission d’assurer une formation scolaire et universitaire de qualité mais aussi de faire sortir l’information de masse et le journalisme de leur préhistoire idéologique, qui semble s’être arrêtée au XIXe siècle. (...)
Il ne s’agit pas seulement d’améliorer le niveau de culture générale ou les capacités d’expression écrite et orale des journalistes, qui en auraient bien besoin. Il s’agit, bien plus profondément de réformer l’entendement journalistique mystifié par les intérêts de classe et conditionné par les puissances du Marché. (...)
Dès lors qu’un service d’utilité publique répondant à un besoin collectif, est accaparé par une classe (ou une fraction de classe) sociale, c’est l’indice que la démocratie n’est plus qu’un thème de rhétorique électoraliste. (...)
Comment les ténors du journalisme peuvent-ils encore jouer aux grands démocrates quand on sait comment leurs propres médias traitent leurs précaires ? Mais il serait ridicule, bien sûr, d’imaginer que l’aristocratie journalistique se sente plus solidaire de son prolétariat que de son actionnariat. Cela manquerait furieusement de « pragmatisme ». (...)
Si ceux qui abandonnent le poste qu’ils occupaient étaient des opposants réels au système, si leur critique remettait en cause la substance du système, on ne leur proposerait pas de les recaser ailleurs. Ils seraient des parias, irréconciliables avec un système d’information uniformément accaparé et imprégné par l’économie libérale et fonctionnant de façon pseudo-démocratique. (...)
Dans l’ensemble, la population des journalistes forme une population « moyenne » qui est née et vit du système et entend y rester. Son légitimisme, mot savant pour désigner sa fascination et son respect petit-bourgeois pour le pouvoir établi des grands bourgeois, la rend inapte aux luttes sociales, je veux dire pour d’autres objectifs que la défense de sa niche fiscale ou d’une prétendue « liberté de la presse » (qui n’est rien d’autre que le droit des journalistes à faire ce qu’ils veulent et pas du tout le droit du public à être vraiment informé) (...)
Il convient donc, au lieu de nous pourlécher du plat qu’ils nous servent, de mettre au contraire les pieds dedans. La situation actuelle de la grande presse d’information (écrite et audio-visuelle) est caractérisée par la perte de toute autonomie réelle par rapport au pouvoir politique et aux puissances d’argent. L’hétéronomie des médias d’information a deux ensembles de causes : d’une part la privatisation des moyens de production de l’information (avec la financiarisation, la concentration et la dépendance par rapport à la publicité) ; d’autre part les structures de la personnalité journalistique (ethos professionnel, mentalités et dispositions profondes socialement incorporées). Le premier ensemble de causes est généralement le mieux et parfois le seul aperçu par la plupart de ceux qui réfléchissent aux remèdes à apporter à la situation présente. Certains proposent par exemple de réactualiser, en leur apportant les adaptations et les prolongements nécessaires, la philosophie et les décisions adoptées à la Libération par le législateur, dont le projet initial de démocratisation de la presse devait malheureusement être vite enterré.
Il va de soi qu’une telle démarche non seulement continue à s’imposer mais encore qu’elle ne doit pas s’arrêter à des demi-mesures. Si à la Libération déjà, les réformateurs issus de la Résistance se préoccupaient légitimement de combattre la concentration des titres entre les mains de groupes privés, a fortiori faut-il aujourd’hui abattre la puissance tentaculaire des véritables « empires » qui se sont constitués. Il importe donc de détruire ceux-ci par l’expropriation et une législation anti-monopole favorisant le développement d’une presse indépendante et non lucrative.
Mais il importe aussi de s’attaquer plus fondamentalement à la privatisation des moyens de production (y compris de celle des biens symboliques comme la culture et l’information), qui est à la racine de la soumission des médias au pouvoir de l’argent. C’est là une condition indispensable à l’instauration, en principe et en fait, du droit à l’information, dans tous les domaines, comme un droit fondamental du citoyen, sur le même plan et au même titre que le droit à l’instruction, à la santé, etc. Un État réellement démocratique doit se porter garant de l’égal accès à l’information pour tous les citoyens sans discrimination, tant comme utilisateurs (être informés) que comme producteurs (informer les autres). (...)
On ne peut pas se réclamer de l’idéal démocratique et laisser la production et la diffusion de ce bien symbolique vital qu’est l’information à la merci des appétits et des manœuvres mercantiles. (...)
Une véritable information de service public exige un type nouveau de journalisme, en rupture avec le modèle cher aux écoles de journalisme actuelles (de statut public ou privé). Celles-ci ne sont que des officines de placement pilotées par le marché de l’emploi, c’est-à-dire par le stéréotype professionnel correspondant aux besoins des entreprises de presse. (...)
Un journalisme de service public digne de ce nom implique la mise en place de filières de formation qui, contrairement à celles d’aujourd’hui, recrutent davantage d’élèves issus des classes populaires et dispensent, par l’intermédiaire d’enseignants qualifiés, un enseignement à la fois universitaire et technologique de haut niveau. Celui-ci devrait avoir pour finalité de faire acquérir aux étudiant(e)s non seulement la maîtrise des technologies de l’information mais en même temps et surtout le niveau élevé de culture générale et aussi de conscience civique et de souci du bien public sans lesquels l’exercice du métier ne peut plus obéir qu’à des ambitions carriéristes médiocres et dégénérer finalement en contribution, délibérée ou non, au maintien technocratique de l’ordre idéologique.
L’obtention d’une telle compétence inséparablement intellectuelle et éthique devrait déboucher sur des emplois stables et décemment rémunérés, avec une gestion des carrières analogue à celle de la fonction publique (...)
Sans une double réforme conjointe des structures objectives et des structures de subjectivité, il est vain d’espérer démocratiser des médias qui sont devenus, dans leur substance même, des piliers essentiels de la ploutocratie régnante. On aimerait savoir ce qu’en pensent nos candidats défenseurs de la démocratie.