
Depuis la fin du XIXe siècle, les personnes Sourdes [1] ont été successivement privées du droit puis de la possibilité d’apprendre (dans) leur langue, la langue des signes. Entravées, elles n’ont cessé de lutter pour s’exprimer et la faire vivre.
« Viva la parola ! » Une mise à mort qui tient dans un cri, lancé en septembre 1880 par un chapelet d’ecclésiastiques, d’instituteurs et de directeurs d’établissements en clôture du Congrès de Milan. Cri aussitôt transcrit en loi par la république jules-ferriste : la langue des signes est interdite dans les écoles pour personnes Sourdes en France avant la fin de l’année. Cette sentence n’est que le funeste aboutissement de la pathologisation progressive des Sourds au cours du XIX e siècle, alors que les médecins gagnent en influence dans une III e République qui sacralise l’idée de progrès [2]. La langue des signes venait pourtant de vivre un siècle d’or – et de duels. À la suite de l’Abbé de l’Épée, qui ouvre en 1755 le premier institut du monde à enseigner dans cette langue, des dizaines d’écoles sont créées par une communauté intellectuelle, artistique et scientifique Sourde très dynamique. S’institutionnalisant, elle devient langue de transmission de savoirs. En face, se tiennent les disciples d’une vision de la surdité comme déficience, comme maladie à « soigner » par la pédagogie oraliste – en attendant d’avoir mis au point un remède miracle. Pour eux, la langue des signes n’est guère plus qu’un vulgaire amas de mimiques empreintes d’animalité et forgées par la nécessité humaine d’une communication primaire. Au tournant du siècle, leur paradigme s’impose.
Mains indociles et linguistique dissidente (...)
Seule langue qui permette réellement aux personnes Sourdes [3] de s’exprimer, de se développer cognitivement et de communiquer, elle entre alors en résistance. Dans les internats notamment. Regroupés entre eux, les élèves Sourds, privés de langue et contraints d’apprendre à oraliser avec d’austères orthophonistes des sons qu’ils n’entendent pas, bravent les punitions et la pratiquent clandestinement. (...)
Face à l’oralisme rigoriste, les signes sont un maquis dans lequel la culture Sourde continue de s’affirmer en attendant des jours meilleurs.
Il faudra attendre plus d’un siècle, 1991 plus précisément, avant que l’éducation en langue des signes soit autorisée dans la loi, suite aux luttes menées par les personnes Sourdes. (...)
Aux États-Unis, où la langue des signes n’a jamais été mise au ban, sa reconnaissance en tant que langue fait son chemin. En France, en revanche, la pilule est dure à avaler dans la profession. C’est donc aux côtés des militants Sourds des années 1970 [6], que la révolution linguistique se fera. (...)
Dans les années 1980, cent ans après avoir été bannie de l’enseignement, la langue des signes y revient en douce. Dans six villes de France, des éducateurs Sourds et des parents d’enfants Sourds, militants chevronnés, montent des classes bilingues autogérées. Toutes les matières y sont enseignées en langue des signes française (LSF) et le français écrit y est appris comme une langue étrangère. À mesure que les gamins grandissent, ils ouvrent des niveaux de la maternelle au lycée. Avec la loi de 1991, le principe de l’éducation en langue des signes gagne une existence légale mais la LSF n’est officiellement reconnue comme langue qu’en 2005, alors que le cursus bilingue entre dans le giron de l’Éducation nationale. Autant de bonnes intentions qui ne sont pas suivies en moyens : aujourd’hui, quatorze villes accueillent au moins une classe bilingue, uniquement en primaire pour la plupart, et seules trois villes proposent un cursus de la maternelle au lycée. Ces classes sont par ailleurs régulièrement menacées de fermeture. Pour la quasi-totalité des enfants Sourds, la scolarité s’effectue soit en « intégration en milieu ordinaire », qui consiste à les parachuter un à un dans des classes de « normo-entendants » sans l’ombre d’un compagnon Sourd, soit en institut médico-éducatif pour « jeunes déficients auditifs ». Des termes comme la langue médicale en raffole et qui portent en eux toute la violence vécue par les personnes Sourdes : la réduction d’une différence à un handicap. (...)
aujourd’hui, 80 % de Sourds seraient illettrés et 30 % au chômage, ceux qui travaillent ayant généralement des emplois peu stables et mal rémunérés. Le problème commence dès la prime enfance. Aucun espace pour se rencontrer, esquisser des échanges langagiers et ainsi se construire cognitivement, intellectuellement et socialement n’est à leur disposition dans le monde entendant, alors que c’est ainsi qu’ils entreront dans la langue, pour ensuite être en mesure d’apprendre le français, les maths ou la géographie. 90 % des enfants Sourds naissent de parents entendants, et une fois le diagnostic de la surdité posé, médecins, orthophonistes et professionnels de la pédagogie leur martèlent qu’ils doivent s’empêcher de toute gestualité dans la communication avec leur enfant, sinon celui-ci sera à tout jamais perdu pour l’apprentissage oral du français, compétence érigée en condition sine qua non à l’accès à d’autres savoirs et à une vie « normale ».
Nombreux sont alors ceux qui, désemparés, cessent les échanges gestuels et visuels qui s’établissent spontanément avec un nourrisson, et ne communiquent pour ainsi dire plus avec elle ou lui. Or, « ce qui fait vivre un humain est de pouvoir habiter la langue qui l’attire [8] », et les personnes Sourdes ne perçoivent pas l’intérêt du langage oral et du monde sonore – leur imaginaire s’abreuve dans d’autres canaux, visuels.