
(...) La transition n’est pas une question « écologique » (pour « écologistes »). Il ne s’agit pas de transiter vers un « capitalisme-respectueux-de-l’environnement » — on appelle « quadrature du cercle » les projets de transition vers les cercles carrés, et ça n’a jamais très bien fonctionné. Il ne s’agit pas de sortir du capitalisme « pas encore vert ». Il s’agit de sortir du capitalisme tout court.
Une transition de cette nature se réfléchit alors autour de trois grandes questions, toutes liées à la division du travail :
1) ce qu’on en garde, et ce qu’on en jette — le plus possible : nous avons sur les bras une planète qui tourne tantôt à l’incendie tantôt à la boîte de Pétri géante.
2) Le fait que la division du travail, spécialement sous la contrainte du « à garder », nécessite d’interroger la solution des autonomies locales.
3) Les nouveaux rapports sociaux dans lesquels la couler — pour qu’elle ne soit plus une division du travail capitaliste — et, d’abord, les fausses solutions qui rôdent en cette matière. (...)
La division du travail : en garder et en jeter
Deux choses doivent être claires :
1) ce dont nous sommes mis en demeure, c’est d’en finir avec le capitalisme ;
2) sortir du capitalisme, c’est perdre le « niveau de vie » du capitalisme. À un moment, il faut se rendre à un principe de conséquence. On ne pourra pas vouloir la fin du système qui nous promet le double désastre viral et environnemental, et la continuation de ses « bienfaits » matériels. C’est un lot : avec l’iPhone 15, la voiture Google et la 7G viendront inséparablement la caniculisation du monde et les pestes. Il faudra le dire, le répéter, jusqu’à ce que ces choses soient parfaitement claires dans la conscience commune.
Toute la question du communisme a donc pour préalable celle des renoncements matériels rationnellement consentis, et de leur ampleur. Ceci est un sujet éminemment politique. (...)
Sauf à être soutenues par un désir commun très puissant, les trajectoires de sacrifice se payent au prix politique fort. Les frustrations matérielles vécues finissent toujours par s’exprimer comme tensions politiques, parfois très violentes, dont la réduction ne fait pas dans la dentelle — et l’expérience révolutionnaire chargée d’espérance de verser dans l’autoritarisme le plus désespérant. Ces trajectoires ne sont plus envisageables. Heureusement nous avons désormais les moyens de nous les épargner. (...)
Il va cependant sans dire que, si c’est pour faire tourner les machines capitalistes comme les capitalistes mais sans eux, ça n’est pas exactement la peine de se lancer dans des chambardements pareils. C’est donc la délibération politique qui détermine ce qu’il y a à garder de la division du travail capitaliste et ce qu’il y a à jeter. Qu’il faille en jeter un maximum, la chose est certaine. Mais qu’il faille en garder — évidemment pour la couler dans de tout autres rapports sociaux — ne l’est pas moins. Alors il faut reprendre la question du local et du global, mais cette fois sous l’angle des « autonomies » — et pour y faire des distinctions. (...)
il y a plusieurs manières d’envisager l’autonomie : l’autonomie purement « localiste », ou bien réinscrite dans un ordre social global. Purement « localiste », soit elle demeure partielle — autonomie centrée sur une pratique particulière (jardin, garage, dispensaire, etc.), et par-là reste branchée sur l’extérieur du système tel qu’il est ; soit elle va aussi loin que possible dans la reconstitution d’une forme de vie complète mais alors ne concerne que des participants « d’élite ».
Chacune à sa manière, les deux courent le même risque : celui de se détourner de fait de la transformation du système d’ensemble. (...)
tourné vers la subsistance du petit collectif concerné, et de fait désintéressé du changement d’ensemble, soit : l’autonomie-expérimentation tournant en autonomie-fuite, sans égard pour ce qui reste derrière. C’est peu dire que le capitalisme s’en accommode fort bien. Il s’en accommode doublement même. D’abord parce que certaines de ces autonomies de nécessité sont réversibles : les participants retournent au système institutionnel standard dès que celui-ci refonctionne à peu près correctement — l’activité des clubs de troc et de monnaies parallèles en Argentine, par exemple, était très corrélée à la conjoncture globale, leurs membres revenant dès qu’ils le pouvaient au salariat comme solution privilégiée d’accès à l’argent.. (...)
Les pratiques de l’« autonomie » forment donc un ensemble tout sauf homogène : « autonomies de détresse » réversibles, « autonomies de persévérance » locales et autocentrées, « autonomies locales mais de combat » branchées, elles, sur une perspective politique de propagation, selon un modèle de défection généralisée. À quoi il faudra ajouter une dernière sorte : « autonomies réinscrites dans une division du travail d’ensemble ». C’est à ces dernières qu’on verra ce que la transition ne doit pas être : de la « décroissance ».
Impasse de la décroissance
Car l’esprit humain va au bout du déni et des procédés dilatoires pour ne pas regarder en face ce qu’il lui est trop pénible d’envisager. Alors il continue de tirer jusqu’au bout du bout sur l’élastique pour faire durer encore un peu ce qui ne peut plus durer — en se racontant quand même qu’il est en train de « tout changer ». Typiquement : la décroissance. La décroissance est le projet insensé de n’avoir pas à renverser le capitalisme tout en espérant le convaincre de contredire son essence — qui est de croître, et indéfiniment. Au vrai, on peut très bien « décroître » en capitalisme. Mais ça s’appelle la récession, et ça n’est pas beau à voir. (...)
Soit, donc, la décroissance comme autre nom de la sortie du capitalisme, soit la décroissance comme autre chose dans le capitalisme — la version hélas la plus répandue. Qui se figure gentiment qu’un mode de production dont l’essence est la croissance pourrait se mettre à la décroissance-demain-j’arrête, et surtout qui a tout organisé selon la logique de la croissance : notamment l’emploi. Cas extrême, mais significatif : entre 2008 et 2014, la Grèce perd 33 % de PIB — une très belle performance de décroissance —, moyennant quoi son taux de chômage atteint 27 %. Oui, c’est l’ennui : dans le capitalisme, le rapport entre croissance et emploi est bien serré.. (...)
Pour rendre compatible maintien de l’emploi et décroissance capitaliste(s), il faudrait donc en finir avec le pouvoir actionnarial. Donc avec ses structures — celles de la déréglementation des marchés de capitaux. Tout ça commence à devenir très compliqué — en tout cas dans la logique qui voudrait bricoler une solution « à l’économie ». Et surtout très contradictoire. Car, dans l’alternative radicalisée désormais posée par l’état présent du capitalisme (et du capital), décidé à ne plus céder sur rien, soit l’épreuve de force tournera court, soit elle prendra l’ampleur d’un affrontement total où s’amorcera de fait un processus de rupture, pas seulement avec la « financiarisation », mais avec le capitalisme dans son ensemble. Mais alors, dans ces conditions, pourquoi ne pas y aller carrément ?. (...)
C’est le capitalisme qui a fait de l’emploi un problème — plus exactement notre problème, le problème des non-capitalistes —, tout de même que les curés avaient fait du courroux divin le problème des croyants sur lesquels ils régnaient. Et comme ceux-ci étaient pris en otages par le salut éternel, ceux-là sont pris en otages (d’une manière un peu plus rudement objective) par l’emploi. Et la société entière, sous l’ultimatum, se voit enrôlée dans les indifférences de la valeur d’échange, donc possiblement à faire tout et n’importe quoi : des pneus, du nucléaire, du gaz de schiste. Tout, dans le capitalisme, trouve sa justification par l’emploi. L’emploi est la solution imposée aux individus par le capital pour simplement survivre.. (...)
Nous commençons alors à mieux voir ce que nous avons à faire, et selon quelles lignes nous orienter : nous libérer simultanément des tyrannies de la valeur capitaliste et de l’emploi. Donc en détruire les institutions caractéristiques : la finance, le droit de propriété privé des moyens de production, le marché du travail.
À suivre