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Psychiatrie insurgée : « Instituer un autre rapport au temps »
Article mis en ligne le 22 février 2020
dernière modification le 21 février 2020

Pour le psychiatre Mathieu Bellahsen, la psychiatrie publique est bien malade, mais pas moribonde, tant la révolte s’y diffuse. Entretien.

Il y a deux manières de considérer le champ de la psychiatrie publique actuelle. D’un côté on peut déplorer la dégringolade accélérée de l’idéal soignant, avec un État démissionnaire misant tout sur la privatisation et les neurosciences. De l’autre on peut se réjouir du nombre impressionnant de services psychiatriques en lutte contre cette dégradation depuis 2018, et de la propagation de ce refus de l’indignité. La Révolte de la psychiatrie, essai de la journaliste Rachel Knaebel [1] et du psychiatre Mathieu Bellahsen à paraître en mars (aux éditions La Découverte), oscille sur cette ligne de crête, dénonçant le présent et misant sur l’avenir. La déploration n’est pas de mise, disent-ils, tant le champ bouillonne, infuse vers une approche aux antipodes de l’existant. C’est bien ce que dit Mathieu Bellahsen, dans cet entretien visant à ouvrir les possibles.
***

« Ce livre que l’on a porté à trois [2] est parti d’un constat : il fallait prendre le contrepoint du récent ouvrage Psychiatrie état d’urgence, signé Marion Leboyer et Pierre-Michel Lorca, co-directeurs de la fondation Fondamental [3], qui en France joue un rôle majeur dans le débat public sur la question. Cet ouvrage est en effet l’exemple-type de la récupération du constat catastrophe sur le délitement de la psychiatre. Ses auteurs pointent les carences pour renforcer encore le néolibéralisme, le tri des patients, les solutions déshumanisantes. Et comme ce sont systématiquement les porteurs de cette parole qui sont invités à s’exprimer dans les médias, il y a confiscation du débat public.

De mon côté, j’avais une obsession : évoquer la manière dont les espaces de lutte récents en matière de psychiatrie ont réinventé la clinique, en y multipliant les liens entre soignants, patients, familles et citoyens. Le simple fait de proposer un espace de parole ouvert, où les patients et les familles peuvent se mêler aux soignants et militants autour d’un café change la donne. On l’a vu par exemple avec les “perchés” du Havre, des soignants qui ont installé un campement pendant dix-huit jours sur le toit de leur hôpital pour dénoncer les conditions de soin scandaleuses, en juin 2018 : les premiers qui sont allés leur offrir de l’eau, ce sont les patients. Parce que oui : les patients peuvent prendre soin des soignants. C’est connu dans les lieux qui pratiquent la psychothérapie institutionnelle [4]. Mais c’est une découverte pour beaucoup. Et un moteur de la lutte.

Rachel a interviewé beaucoup de ces gens qui d’hôpital en hôpital sont entrés en résistance. Et moi je me suis beaucoup investi dans le mouvement. Parce que j’étais ravi de voir ce qui s’y est construit dès le début. (...)

Comme chez les Gilets jaunes, il y avait aussi une contestation de la représentation. Dans la santé, et plus spécifiquement dans la psychiatrie, on a voulu dénoncer la fausse démocratie sanitaire. Notre constat : le système basé sur les représentants des usagers, des familles ou des personnels est bien souvent une farce. D’où la création de collectifs porteurs d’un autre imaginaire, d’une forme de réinvention de la démocratie. Il ne s’agit plus de demander quelques réformes mais de dire que tout ce que porte le néolibéralisme va contre une vision du sens de la vie propice à la vie elle-même. »
(...)

Constat de base : la psychiatrie est très poreuse à l’air du temps. Et quand la société se referme, se cloisonne, se fragmente, la psychiatrie fait de même. C’est très clair dans son histoire. Longtemps, l’État a soutenu un régime asilaire, mais dans les années 1960 et 1970 il s’est mis à défendre un modèle progressiste, humaniste, désaliéniste. Ensuite il y a eu cette période de trente ans où s’est imposée la vision gestionnaire, greffée sur le néolibéralisme. Et l’on arrive à la phase actuelle, où l’État crée un marché concurrentiel en détruisant l’hôpital et la psychiatrie publics. Cela nous place dans une position où l’on doit composer avec la démission de l’institution, créant ainsi de nouveaux champs. Mais composer ne veut pas dire “faire avec” ; il s’agit aussi de lutter pour instituer autrement nos espaces de travail, de soins et de vie. » (...)

« Dans l’hôpital où je travaille, on a monté un partenariat avec l’équipe du théâtre de Gennevilliers. Il s’agissait de développer des pratiques artistiques pour les patients et les soignants. (...)

Si je parle surtout de l’hôpital public, c’est parce que j’y travaille. Mais il y a d’autres lieux plus périphériques où se défend aussi la psychiatrie, des groupes d’entraide mutuelle aux lieux de répit. Et ils sont extrêmement importants, parce qu’ils portent également en eux une possibilité d’autres imaginaires, de pratiques altérant l’institué, le monde tel qu’il est. Je crois énormément à cela, que ce soit à un niveau macro-politique ou micro-politique – les deux fronts me semblant tout aussi importants à articuler pour les luttes à venir, que ce soit dans le champ de la psychiatrie ou plus largement dans les luttes au sein de la société. Certes, nous faisons face à un pouvoir puissant. Mais si on déplace la lutte au niveau de l’imaginaire sur lequel s’institue la société, ça devient non plus quantitatif mais qualitatif. Dans la séquence présente, il me semble essentiel de pousser l’intensification d’autres formes de liens entre les gens et entre les lieux pour créer de nouveaux milieux instituant, pour reprendre la formule de l’écrivain Alain Damasio, un devenir “archipel”. » (...)