
Ça ressemble à un mélange assez curieux d’un appareil photo polaroïd et d’une Go-Pro, à la seule différence que sa finalité n’est en rien une forme de loisir. Ce lundi 19 mars, la ville de Bordeaux a annoncé déployer 80 caméras individuelles sur les agents de la police municipale. Il s’agit en fait de caméras-piétons mobiles, autorisées depuis la mise en place d’un décret datant du 23 décembre 2016. Pourquoi cette expérimentation ? Dans quel cadre sera-t-elle menée ? Dans un contexte de test national de la Police de Sécurité du Quotidien sur le quartier de Bordeaux Maritime et alors qu’une grève illimitée d’une trentaine de policiers bordelais est toujours en cours, petit coup d’oeil derrière les multiples objectifs de l’initiative municipale.
Objectif : dissuasion
Bordeaux a beau bénéficier de 101 caméras de vidéosurveillance fixes et d’un centre-vidéo tout neuf pour centraliser les images, elle a donc choisi à partir de ce lundi d’équiper ses agents de police municipale d’un nouveau joujou, sobrement nommée caméra piéton. En théorie, c’est simple : tout agent possédant l’une de ces caméras mobiles, fixée à sa tenue, pourra la déclencher au cours d’une intervention s’il juge qu’un incident est susceptible de se produire. Il ne s’agit nullement d’une caméra espion : le dispositif est largement visible (de la taille d’un talkie-walkie de poche... sans l’antenne) et un petit signal lumineux vient confirmer que l’enregistrement est bien activé. L’outil est nominatif : un identifiant unique et le matricule de l’agent est intégré à chaque caméra. Et si ça ne suffisait pas, l’agent Ulrich Lizé, chef de service et policier à Bordeaux depuis cinq ans, confirme que tout le monde sera forcément au courant qu’il est filmé. "Un simple contrôle peut parfois faire que la personne en face commence à s’emballer, à tenir des propos outrageux. À partir de ce moment là, on va déclencher le film, ce qui va permettre d’asseoir la position de l’agent si une plainte est déposée. Ça fait plus d’un an qu’on travaille sur la mise en place des caméras ; on a prospecté dans différentes communes qui l’ont depuis plusieurs années, les retours sont clairs et net : le déclenchement ou même le port de la caméra font tomber les tensions. On est, cela dit, obligés de prévenir, d’autant plus que la caméra est visible de loin".
Oui, car si le dispositif est tout nouveau à Bordeaux (qui s’était déjà équipé de tasers en 2016), il ne l’est pas forcément ailleurs. La caméra-piéton avait déjà bénéficié d’une expérimentation en France en avril 2013 dans 47 ZSP (Zones de sécurité prioritaire) pour la police nationale et la gendarmerie, avant que le Premier ministre de l’époque (un certain Manuel Valls) ne lance le souhait d’une généralisation. (...)
L’effet Big Brother
Une question se pose pour les habitants qui pourraient être interpellés : hormis le fait d’être prévenus du fait d’être filmés, comment peuvent-ils savoir où finissent ces bandes et qui peut les voir ? Là-dessus, la réponse de la ville de Bordeaux se veut rassurante et se divise en plusieurs axes de négation. Non, l’enregistrement vidéo ne se fait pas en permanence lors des patrouilles ; déjà parce que c’est censé avoir un effet plus dissuasif que "Big Brother", et aussi parce que ça coûterait beaucoup trop cher en stockage de données, dont le prix peut grimper bien plus haut que le seul achat des caméras (entre 300 et 1000 dollars pièce) : environ "70% du budget" pour le responsable de l’opération canadienne. Non, ces données ne sont pas vouées à être conservées indéfiniment : "hors procédure judiciaire", précise la mairie, "les enregistrements audiovisuels sont effacés automatiquement au bout de six mois".
Elles sont, de plus, "transférées sur un support informatique sécurisé" dès le retour des agents en patrouille. Interdiction alors pour eux de les visualiser en temps réel et hors de question de se les passer entre collègues pour égayer les fins de services : "seul le personnel d’encadrement, soit une dizaine d’agents peuvent avoir accès à ces images", certifie pour sa part Nicolas Andreotti, chef de la Police municipale et tranquillité publique à Bordeaux. Enfin, comme le précise l’adjoint au maire Jean-Louis David, "la Cnil a été saisie et le dispositif a fait l’objet d’une déclaration". L’influente Commission Nationale de l’Informatique et des libertés a donc donné son feu vert à ce nouvel outil, censé "prévenir, dissuader et apaiser certaines situations conflictuelles". Il viendra donc renforcer le dispositif de vidéosurveillance déjà très actif sur la commune (...)
Et Bordeaux ne devrait pas être la dernière à s’équiper de caméras piétons : sur le seul département de la Gironde, six autres arrêtés préfectoraux ont été pris depuis l’adoption du décret. Déjà actives à Lormont, les caméras piétons devraient équiper dans les mois à venir les agents de Libourne, Marcheprime, Saint-Sulpice de Cameyrac, Montussan et Avensan.
"Reconquête républicaine"
On aurait pu s’arrêter là, mais non. Le contexte a son importance. Ce nouveau dispositif est en effet déployé dans une période particulière, alors même que Bordeaux Maritime est l’un des 30 quartiers candidats à l’échelle nationale qui bénéficiera, dans les prochains mois, du plan Police de Sécurité du Quotidien. Bien que les mesures prises par cette nouvelle "reconquête républicaine" ne soient pas encore déployées, elles ont déjà eu des effets indirects : à Lormont, une nouvelle patrouille de police à récemment vu le jour. Cette dernière est "mixte", c’est à dire composée d’agents de la police nationale et municipale. (...)
Le 8 mars dernier 32 policiers municipaux (sur les 116) ont débuté une "grève illimitée". En cause ? La future réorganisation de leur service, pour un coût estimé à 3,5 millions d’euros), prévoyant notamment l’embauche de 29 agents supplémentaires et une sectorisation des agents dans un quartier pour trois ans. Réunie autour des représentants syndicaux la semaine dernière, la mairie de Bordeaux reste visiblement inflexible sur leurs demandes, portant notamment sur l’horaire de fin de travail (fixé à 21h) et les lndemnités de sujétion. (...)
Plutôt que d’engager 29 nouveaux agents, l’intersyndicale a affirmé le besoin d’en recruter une centaine. Deux poids deux mesures, que le porte-parole justifie : "le chiffre de 100 agents a été donné de manière assez symbolique. Pour autant, il n’est pas si incohérent que cela".
"Ce qui pose problème, continue-t-il, "c’est qu’ils veulent augmenter la présence des agents sur le terrain de manière plus importante que le nombre d’agents recrutés, il y a une incohérence d’ambition. La sectorisation, en l’état, ferait qu’il y aurait dix agents pour Caudéran, Saint-Augustin et Nansouty en comptant les formations et les différents cycles. En clair, dans certains endroits, il n’y aurait pas d’agents, alors qu’il suffirait de se charger de la ventilation du personnel de manière à avoir des unités plus nombreuses. (...)
"Si on veut mettre en place un projet de direction aussi ambitieux, il faudrait doubler les effectifs actuels. En tout, on devrait passer de 116 à 200 agents. Ce sont des agents très formés : entre le taser, la gestion juridique, les interventionnels, maintenant la caméra plus les congés et les rotations, c’est très difficile en l’état d’avoir des agents qui tiennent sur la durée". Pour la mairie, l’objectif de cette restructuration, intervenant après la délégation de la surveillance du stationnement à une société privée (dont les agents sont visiblement très performants), reste limpide : "que les policiers municipaux deviennent polyvalents, quelque soit la nature de leur mission". Cette nouvelle territorialisation géographique, c’est avant tout pour faire en sorte que les agents "soient en prise directe avec les mairies de quartier" et c’est justifié par le fait que "la relation entre la police et la population est en évolution et n’est plus la même qu’il y a cinq ans, compte-tenu de l’attractivité de Bordeaux qui apporte des lots de méfaits différents". En théorie, cette restructuration policière est toujours prévue pour le mois de septembre prochain. D’ici là, les agents grévistes devraient s’immiscer dans la déclinaison locale de la manifestation du jeudi 22 mars, et peut-être faire quelques foulées lors du prochain Marathon de Bordeaux deux jours plus tard. Avec, certainement, des caméras piétons par-dessus leurs gilets ou ceux de leurs collègues en service...