
Après l’enquête de Mediapart sur les faits dénoncés par l’actrice Adèle Haenel, l’hebdomadaire « Marianne » publie une interview du réalisateur Christophe Ruggia déguisée en « contre-enquête ». Sauf qu’aucun contradictoire n’a été réalisé.
(...) L’auteur de l’article, le journaliste Gabriel Libert, le confesse lui-même dans son texte : « Que montre notre contre-enquête ? Sur ce qu’il s’est passé lorsque la jeune Adèle Haenel et Christophe Ruggia étaient seuls ? Rien. Il faut le dire. » Il estime d’ailleurs que « la chose est trop sérieuse pour être confiée à… des journalistes ». Sur son compte Twitter, notre confrère assure avoir exhumé les « mensonges, contre-vérités et approximations » de l’enquête de Mediapart (...)
Sauf qu’aucun contradictoire n’a été réalisé. Sur six pages, le journaliste met en cause le travail de Mediapart (mentionné pas moins de… 25 fois), mais il n’a pourtant à aucun moment contacté Mediapart ou l’auteure de l’enquête en question. Il n’a pas non plus sollicité la principale concernée, Adèle Haenel, pourtant accusée dans l’article d’avoir « nourri » de la « haine » à l’égard de Christophe Ruggia à cause d’un second film qui lui aurait été refusé.
Enfin, le journaliste n’a pas jugé utile de questionner point par point les témoins clés mis en cause nommément dans l’article (et dont les photos sont publiées sous forme de trombinoscope) : ceux-ci ont simplement reçu, le 9 décembre, le même message lapidaire copié-collé, avec la même faute typographique. Le sujet précis de l’article n’y figure pas, aucune question n’y est posée et aucune relance n’a ensuite été effectuée d’après les intéressé·e·s (...)
Cette phase dite du « contradictoire » est pourtant indispensable à toute enquête journalistique sérieuse et de bonne foi. (...)
et si ceux-ci ne répondent pas, les journalistes doivent leur communiquer les éléments et questions afin qu’ils aient toutes les informations en mains pour décider de répondre, ou non. C’est ce que Mediapart avait fait, par exemple, avec Christophe Ruggia : sollicité pour un entretien à de multiples reprises – par téléphone, SMS, courriels les 25, 26, 27, 28, 29, 30 octobre –, le réalisateur avait refusé de nous rencontrer, tout comme ses avocats.
Nous lui avions alors adressé, le 29 octobre au soir, 16 blocs de questions détaillées. Nous lui avions aussi proposé de s’exprimer dans notre émission, comme nous l’avons fait avec Adèle Haenel, ou de lire à l’antenne sa déclaration en réaction à l’article. Il avait choisi de ne pas répondre à nos questions et de nous adresser un démenti global de quelques lignes, que nous avions intégralement fait figurer dans notre enquête. Enfin, sa longue réponse, le 6 novembre, avait été publiée in extenso (...)
S’il avait questionné Mediapart et les différent·e·s protagonistes, le journaliste de Marianne aurait pu éviter une longue série d’erreurs factuelles, d’omissions ou de raccourcis. Voici quelques exemples parmi tant d’autres. (...)
Mediapart, assure le journaliste de Marianne, aurait « livré un récit quasi monolithique où le doute, l’inconnu, les zones grises n’ont pas ou peu trouvé leur place ». C’est tout l’inverse : nous avons enquêté pendant 7 mois, contacté 36 personnes, réalisé une trentaine d’interviews (enregistrées) des témoins des différentes décennies, rassemblé de nombreux documents, fait relire leurs citations aux protagonistes pour que chaque mot soit pesé et précis, et que personne ne soit « piégé », et surtout nous avons questionné en détail Christophe Ruggia.
Nous avons évoqué la difficulté pour ces témoins de nommer les choses à l’époque : « Comment distinguer, sur un tournage, la frontière subtile entre une attention particulière portée à une enfant qui est l’actrice principale du film, une relation d’emprise et un possible comportement inapproprié ? À l’époque, plusieurs membres de l’équipe peinent à mettre un mot sur ce qu’ils observent », écrivions-nous. À l’arrivée, nous avons publié une enquête d’une rare longueur – plus de 59 000 signes –, dans laquelle l’intégralité des personnes citées s’exprimait à visage découvert.
L’article de Marianne doit être considéré comme ce qu’il est : une interview de Christophe Ruggia et de sa sœur, Véronique Ruggia, première assistante-réalisatrice du film Les Diables. Ni plus, ni moins.