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Quand l’État reste impuissant face aux rejets de substances très toxiques par les industriels
Article mis en ligne le 31 janvier 2018

En Aquitaine, autour du pôle chimique de Lacq anciennement exploité par Total, de mystérieuses nuisances provoquent aujourd’hui des suffocations et des malaises chez de nombreux salariés et riverains. En trois ans, les services de l’État, et notamment la Dreal, n’en ont pas trouvé l’origine. Mais le « gendarme de l’environnement » en a-t-il les moyens ? La Dreal s’est illustrée par son impuissance à empêcher les rejets de substances chimiques très toxiques, comme l’acroléine, utilisée comme gaz de combat pendant la Première guerre mondiale. Pourquoi des entreprises, dont les activités sont pourtant censées être contrôlées, peuvent-elle continuer à mettre en danger la santé de milliers de personnes en toute impunité ? Suite de notre enquête.

La Dreal, « gendarme de l’environnement »
Dans la lutte contre la pollution industrielle, la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement, et du logement), qui représente dans chaque région les services de plusieurs ministères, notamment celui de la « Transition écologique et solidaire », est aux avant-postes. Mais pour le « gendarme de l’environnement », compte-tenu de la complexité des contrôles à réaliser, la tâche est immense au regard des moyens dont il dispose : l’unité « Bassin de Lacq » de la Dreal comprend cinq inspecteurs, pour surveiller pas moins de 21 entreprises aux activités industrielles dangereuses, classées « Seveso ». Pourtant le contrôle de la Dreal n’est pas superflu, et a permis de stopper certains dérapages des industriels.

Sans cette inspection du 22 octobre 2015, combien de temps encore la Sobegi, Société béarnaise de gestion industrielle, une filiale de Total, aurait-elle continué à rejeter des fumées toxiques en toute illégalité, sans en informer ni les services de l’État, ni les riverains ? Depuis deux ans, l’entreprise savait que son Unité de traitement du gaz (UTG) polluait, comme le note les inspecteurs de la Dreal dans leur rapport, en totale violation de l’arrêté préfectoral d’autorisation de l’installation.

Mise en conformité « après 33 mois de pollution »
En réalité, l’UTG était défectueuse depuis son inauguration en 2013. Elle rejetait du sulfure d’hydrogène, une substance connue pour provoquer des troubles respiratoires. Les plaintes des riverains qui se sont multipliées dès n’ont pas poussé l’entreprise à remédier rapidement à ce dysfonctionnement. Les courriers de mise en demeure ont fini par forcer la Sobegi à rentrer dans le rang : cinq mois après le rapport de la Dreal remis au préfet, l’industriel remédie enfin au problème.

Si la Dreal a obtenu que l’entreprise se mette en conformité « après 33 mois de pollution », comme l’a constaté l’association de défense de l’environnement Sepanso 64 [1], elle a montré moins de zèle à faire connaître la mauvaise conduite de l’industriel. « La Dreal a un devoir d’informer, pas de communiquer », explique Pauline Abadie, maître de conférence en droit privé à l’Université Paris-Sud, et conseil de l’association. La nuance entre informer et communiquer peut paraître subtile. Dans les faits, elle explique pourquoi il est si difficile pour les riverains d’obtenir les informations dont dispose la Dreal.

Absence de transparence (...)

Pendant ces cinq années de bataille, malgré les arrêtés de mise en demeure et les procès-verbaux transmis au procureur de Pau, les actions de la Dreal restent sans effets. Le gendarme de l’environnement se retrouve pris en tenaille, impuissant, entre les deux entreprises. D’un côté Arkema Lacq/Mourenx, qui n’assure que le stockage d’acroléine pour le compte de la Société béarnaise de synthèse (SBS), refusait de prendre en charge à elle-seule les coûts de mise en conformité des équipements qui lui appartiennent.

Les rejets d’acroléine n’ont toujours pas cessé
De l’autre côté, la SBS, fragilisée économiquement depuis 2010, cherche un repreneur avant de s’engager dans les travaux. En se renvoyant la balle, les deux entreprises ont imposé leur propre calendrier aux services de l’État, qui ont décidé d’attendre qu’un compromis soit trouvé entre les deux sociétés. Il s’est ainsi écoulé presque trois ans, avant qu’enfin un groupe, DRT, ne rachète la SBS. Et encore une année pour qu’un accord soit trouvé entre Arkema et le nouveau propriétaire sur la prise en charge des travaux.

Dans les différents rapports, on lit l’agacement des inspecteurs. La Dreal aurait-elle pu faire mieux ? Aurait-elle pu contraindre Arkema à se mettre en conformité, quitte à imposer une suspension d’activité à la SBS ? Pas sûr. « Le préfet n’a pas beaucoup de possibilités, dans les moyens qu’il peut employer pour faire respecter les arrêtés, commente Pauline Abadie, de l’Université Paris-Sud. Arrêter des installations à Lacq, c’est impossible, car trop dangereux. » Et de poursuivre : « La règlementation des ICPE [Installations classées pour la protection de l’environnement, NDLR], qui vient de fêter ses 40 ans, était conçue pour une unité à chaque fois, et non pas pour une vingtaine d’entreprises, comme c’est le cas à Lacq, qui sont toutes liées entre-elles et échangent des services et des effluents. »

Un délai de dix ans pour se mettre en conformité (...)

Quand Arkema explosait à elle-seule un quota de pollution pour toute l’Europe
En 2012, le directeur de la prévention des risques d’Arkema Mont, unité située de l’autre côté du bassin industriel, sonne l’alerte : depuis six ans, son entreprise a rejeté d’énormes quantités de tétrachlorure de carbone (CCL4), une substance cancérogène, mutagène et repro-toxique (CMR). Son emploi, qui détruit la couche d’ozone, est interdit par le protocole de Montréal depuis 1996. Là encore, la Dreal ne peut que constater les dégâts, prise cette fois par des enjeux qui la dépassent. Car si l’émission de CCL4 est interdite, l’Europe bénéficie d’une dérogation fixée à 17 tonnes par an. La Commission européenne répartit ces quotas entre une poignée d’entreprises émettrices sur tout le territoire, parmi lesquelles Arkema. En larguant 118 tonnes de CCL4 rien qu’en 2011, Arkema a donc non seulement explosé son propre quota, mais aussi de sept fois celui de l’ensemble du continent européen !

L’entreprise est alors sommée par la Dreal de limiter ses rejets à 13 tonnes par an d’ici l’année 2014. Ce qui représente encore les trois quarts de l’ensemble des quotas européens. Aujourd’hui, la Dreal assure que l’entreprise ne rejette désormais du CCL4 que dans des quantités moindres, mais l’État réalise ses contrôles à l’aveuglette.

Les quotas sont en effet négociés par les industriels directement avec la Commission européenne, et restent confidentiels. (...)

L’« autorité de l’État », si souvent invoquée en d’autres circonstances par les dirigeants politiques, étant ici à la merci des injonctions des industriels, sur quels contre-pouvoirs les citoyens pourront-ils compter afin de faire valoir la sécurité environnementale et sanitaire face aux intérêts particuliers ?