
L’immersion, ou journalisme embarqué (embedded), est devenue une technique idéale pour couvrir les faits divers et le récit quotidien de la délinquance, avec une touche de réalité que représente la proximité avec les forces de l’ordre.
’est la chaîne américaine Fox, propriété du néoconservateur Rupert Murdoch, qui a inauguré la formule en 1989 avec « COPS », show hybride entre téléréalité et reportages d’immersion, qui suit le travail quotidien des policiers, jusqu’aux interpellations musclées [1]. Les émissions de reportages se sont lentement rapprochées de cette forme de couverture spectaculaire, d’abord en accompagnant les troupes d’intervention dans leurs entraînements pour ensuite les suivre sur le terrain, « en action ».
Publi-reportages
Comme leurs confrères de l’armée, les groupes d’élite de la police et de la gendarmerie (RAID, GIPN, GIGN…) ont droit à des publi-reportages à leur gloire, dont les images et les thèmes ont été déclinés sous d’autres formats sur à peu près toutes les chaînes. (...)
Ce phénomène a contaminé l’intégralité du paysage audiovisuel français – pas seulement les chaînes low-cost de la TNT. Ce mode opératoire journalistique est désormais privilégié pour traiter les faits divers (appelés « faits de société » pour mieux les légitimer), la petite délinquance et ses déclinaisons sur les trafics en tous genres (contrefaçons, drogue ou prostitution), tous traités avec la caméra placée du bon côté du képi. Les équipes de télévision osent appeler cela des « reportages d’investigation », prétextant que si elles acceptent ces compromissions, c’est pour être « au plus près des délinquants », « au cœur des quartiers sensibles ». Tout cela, bien sûr, ne faisant qu’accréditer l’idée que si la police y est en nombre, c’est que la plèbe, ici-bas, est dangereuse…
À peu près tous les services de police ont été « invités » à ouvrir leurs portes aux caméras, pas seulement les troupes d’élites : brigades des stups, des mœurs, des mineurs, la criminelle, la BRI (l’anti-gang), y compris les flics antiterroristes. (...)
Pour doper les audiences, il suffit d’un petit tour au sein des brigades des mœurs ou des mineurs avec leur lot de scènes poignantes. Une « spéciale prostitution » de « Zone interdite », diffusée en 1999 et réalisée avec l’honorable complicité des flics de la brigade des mœurs, a attiré 6.5 millions de curieux (31 % de parts de marché). Un sujet qui avait incité Act Up Paris à manifester devant le siège de la chaîne : « On y voit un policier mettre des gants pour éviter de se faire mordre par des séropositifs lorsqu’il mène une opération chez eux ! » Pourtant, l’année suivante, le programme recevra le « 7 d’Or » de la « meilleure émission d’informations » (sic), distinction décernée par les « gens du métier ».
« SDF, prostituées et milliardaires »
À partir de 2005, M6 décline le concept en une émission mensuelle, « Enquête exclusive », toujours à l’antenne. Elle est confiée au même homme qui officiait à « Zone interdite », Bernard de la Villardière, compromis pour ses « ménages », assumés, avec l’armée française. Toujours avide de dévoiler la « face cachée », « l’autre visage », les « secrets », « coulisses » ou « dessous » de la petite délinquance de voisinage, l’émission s’incruste par intermittence dans les brigades des mineurs (escort girls d’Europe orientale, pédopornographie, ou « enfants rebelles ») ou celle des « mœurs » (traquer du touriste sexuel jusqu’en République dominicaine). Grâce aux mêmes liens policiers elle est allée fourrer ses caméras pour traquer « SDF, prostituées et milliardaires » dans les bois de Boulogne et Vincennes.
« Envoyé spécial », en 2007, s’est penché sur « la brigade du viol » (sic), une division de la PJ de Paris « spécialement [formée] pour traiter les affaires de viols et d’agressions sexuelles ». La mythique « Crim’ », la brigade criminelle parisienne du 36 quai des Orfèvres, s’est laissée convaincre (sur M6 en 2008, F2 en 2012). « Envoyé spécial » a choisi un angle fédérateur et transversal pour jouer sur deux tableaux à la fois : le « crime passionnel » avec un sujet intitulé « Crimes et sentiments : une enquête au cœur du 36 » (mai 2012) et tourné par la journaliste Audrey Goutard. (...)
Enfin, les infiltrations de journalistes sont parfois subtilement suggérées pour détourner le regard d’une politique perçue dans l’opinion comme trop brutale ou inhumaine. Exemple : l’immigration. M6 s’est d’abord distinguée en 2006 pour diaboliser les migrants de Calais qui tentaient de passer en Angleterre. Pour justifier la répression, l’accent était mis sur la « chasse aux réseaux », donnant un vernis légitime à la traque d’êtres humains tout en évitant de s’attarder sur la politique dont elle est le produit. Le même jour, un autre reportage suivait les traces d’une « filière mafieuse » démantelée par cinq polices européennes, et justifiait ainsi la création en 2003 de l’agence Frontex, bras armé de la politique d’immigration de l’Union européenne. Le mot d’ordre : pas de quartier pour les « profiteurs de la misère humaine » [8]. En 2012, c’est au nom de cette même « lutte contre les trafics », à quelques jours du second tour de la présidentielle et reprenant un slogan du candidat Sarkozy, que « Complément d’enquête » sur France 2 nous offrait un « reportage au cœur du dispositif Frontex en Méditerranée avec la Marine française face aux clandestins » [9].
France 2 était allée encore plus loin dans un numéro d’« Envoyé spécial » de février 2008 : « Expulsions mode d’emploi ». Une équipe de la rédaction s’était ainsi « immergée » au sein de la police de l’immigration précisément au moment où Sarkozy cherchait à faire de la « pédagogie » pour justifier ses quotas d’expulsions en « humanisant » les procédures. La « grande reportrice » Agnès Vahramian, qui a signé ce document qualifié d’« ex-cep-tion-nel » par les présentatrices de l’émission, a eu la naïveté de se féliciter que l’administration « accepte » de lui « ouvrir les portes » (...)