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Que révèle le succès des thèses complotistes pendant l’épidémie de Covid-19 ?
Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles, analyse les raisons et les conséquences de l’explosion des théories du complot depuis le début de la pandémie.
Article mis en ligne le 7 décembre 2020
dernière modification le 6 décembre 2020

Le succès du film conspirationniste Hold-up qui, sous les apparences d’un documentaire, prétend révéler un complot derrière la crise du coronavirus, en est le dernier symptôme en date. Depuis qu’elle a débuté, la pandémie de Covid-19 se double d’une "infodémie" : une épidémie de fausses informations et notamment de théories complotistes.

Selon ces thèses conspirationnistes, le coronavirus aurait été créé en laboratoire, il aurait même été breveté, son vaccin contiendrait des nanotechnologies et les autorités voudraient le rendre obligatoire pour contrôler la population... Pour comprendre les raisons et les conséquences de cet essor du complotisme, franceinfo a interrogé Olivier Klein, professeur de psychologie sociale à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste du conspirationnisme.

Les gens qui croient à une théorie du complot croient souvent aux autres. Mais ce qui me frappe avec cette pandémie, c’est que des groupes qui ont des origines assez différentes a priori convergent et font tous la publicité d’une même théorie du complot.

Vous avez d’une part des groupes issus de la droite et de l’extrême droite américaine, populiste, trumpienne, comme QAnon ; et d’autre part, tout ce milieu, qui a priori n’a rien à voir, des médecines douces et qui nourrit notamment le mouvement antivaccin. (...)

La perte de confiance dans les autorités est accentuée par ces erreurs de gestion. Or ce complotisme divise la société en deux grandes catégories. D’une part les gens normaux, simples et vertueux. D’autre part les élites cupides, qui essaient de les surveiller, de les exploiter. Dans Hold-up, il y a cette opposition très claire. Ces élites, ce sont les politiques, mais aussi les journalistes et désormais les scientifiques institutionnalisés, considérés comme les suppôts du pouvoir.

Le sentiment des complotistes, c’est que les journalistes des médias traditionnels seraient à la solde du pouvoir. Il y a donc une délégitimation totale du discours journalistique. (...)

Il y a aussi, en France, une perte de confiance inquiétante dans la science et les experts. Le fait que des personnalités comme les professeurs Didier Raoult et Christian Perronne [partisans de l’utilisation de l’hydroxychloroquine comme traitement du Covid-19] ou le prix Nobel de médecine Luc Montagnier [qui a défendu la thèse d’un virus fabriqué en laboratoire à partir du virus du sida] se présentent ou soient présentées comme des victimes du système a favorisé une transposition de l’imaginaire complotiste dans le domaine scientifique. (...)

Y a-t-il un profil sociologique ou politique type du complotiste ?

D’un point de vue sociologique, on va souvent retrouver des théories du complot chez des gens qui ont l’impression d’être dans une situation de vulnérabilité. Ce ne sont pas forcément les plus pauvres, mais ceux qui se sentent fragilisés, qui ont l’impression que quelque chose qui leur est dû leur a été retiré ou a été octroyé à d’autres. Ce n’est donc pas étonnant qu’on retrouve des théories du complot chez les "gilets jaunes", qui correspondent à ce type de profil. (...)

D’un point de vue politique, les croyances complotistes sont plus marquées à droite qu’à gauche et plus à l’extrême droite qu’à l’extrême gauche. Les théories du complot contestent le discours qu’elles perçoivent comme dominant. C’est donc assez logique de les retrouver aux extrêmes. L’extrême droite a aussi une idéologie très libertaire compatible avec les théories du complot selon lesquelles l’Etat veut vous contrôler. Il y a aussi une construction dans le discours politique favorable au complotisme qui s’exacerbe à l’extrême droite. (...)

Il y a une multiplicité de parcours individuels, mais on peut décrire une trajectoire assez typique : on se trouve dans un moment de doute, d’incertitude, par rapport à un vécu personnel ou une situation sociale, et on va chercher des réponses. De fil en aiguille, on va se raccrocher, pas seulement à des discours, mais aussi aux individus qui les véhiculent.

On va devenir membre des communautés sociales où ces discours sont partagés. (...)

La socialisation dans ces collectivités fait qu’on va passer d’une posture de doute et d’incertitude à une adhésion totale à ces discours. Une fois qu’on s’insère dans ce genre de communautés, on se retrouve dans un écosystème médiatique complètement dissident qui va favoriser toute une série de croyances. Ça va conditionner le type d’informations auxquelles on est exposé. (...)

Peut-on faire entendre raison à un complotiste ?

Dire "faire entendre raison", c’est déjà postuler qu’on a raison et qu’ils ont tort. L’espoir, c’est de faire bouger le curseur. Ce que vous pouvez espérer, c’est qu’après avoir discuté avec vous, ils croient un peu moins à leur version des faits et que la version communément admise leur semble un peu plus plausible qu’avant. C’est un objectif auquel on doit pouvoir arriver.

En leur disant "Vous êtes complotistes", vous dites en même temps "Je ne suis pas complotiste" et vous construisez la relation comme articulée sur ces deux identités opposées. A partir du moment où on commence une discussion non pas en mettant en exergue ce qui vous rassemble mais ce qui vous distingue, il n’y a plus moyen de discuter. (...)

Ce qu’il faut faire pour discuter avec les personnes qui adhèrent à des théories complotistes, c’est d’abord créer une forme de terrain d’entente, de mettre en commun ce qui nous unit plutôt que ce qui nous différencie, et à partir de là on peut discuter. Ainsi, il me semble particulièrement important de reconnaître la source même de l’adhésion, par exemple une interrogation, voire un sentiment de révolte, par rapport à la façon dont la pandémie a été gérée. Parfois, cela ne marche pas. Il y a des gens qui adhèrent tellement à leur identité qu’ils n’ont pas envie d’une autre définition de la relation.

A ce moment-là, ça devient très difficile de faire changer les gens d’avis, parce qu’on remet en cause pas uniquement des croyances, mais quelque chose qui constitue leur existence, qui l’organise. Ça devient une remise en question de toute leur existence que de remettre en cause ce type de conviction. Un discours rationnel est très difficile à faire entendre (...)

Maintenant, si on échange sur les faits eux-mêmes, je conseille de le faire sur la base non pas de l’ensemble de la théorie du complot, mais d’un élément ou fait qui semble particulièrement convaincant à la personne et de décortiquer celui-ci en profondeur et avec la plus grande ouverture d’esprit possible. Cela permet d’éviter le piège du millefeuille argumentatif. Si on essaie de vérifier tous les arguments, on n’en sort pas. (...)

Le "fact-checking" est un effort nécessaire. C’est indispensable et ça fonctionne. Mais c’est un outil parmi d’autres, à utiliser avec précaution. Par exemple, quand quelqu’un relaie un discours complotiste, on est tenté de lui envoyer l’article de "fact-checking" qui démonte ses croyances, accompagné d’un commentaire laconique. C’est la pire façon de procéder. Il est préférable d’envoyer l’article sans le présenter comme une forme de vérité absolue, mais comme une information à débattre, à partir de laquelle engager une discussion.

Le "fact-checking" aide vraiment, surtout avec des gens qui sont un peu à la marge, pas totalement convaincus. Mais chez des complotistes endurcis, ça ne marche pas, parce qu’ils vont discréditer la source même. (...)

Le film Hold-up emploie une technique de manipulation bien connue : le pied dans la porte et ce qu’on appelle une escalade d’engagement. On vous présente un fait, puis un autre, puis un autre, le fameux millefeuille argumentatif. Ces arguments sont faibles, mais une fois que vous êtes embarqué, engagé dans le documentaire pendant plus de deux heures, vous êtes prêt à entendre des théories complètement fantastiques qui, si elles nous avaient été présentées dès le début, nous auraient fait arrêter le visionnage. (...)

On a une nouvelle forme inquiétante de complotisme qui ne se base plus sur des faits. On voit ça avec QAnon. On n’a même pas besoin de prouver le complot, il va de soi. C’est quelque chose qui devient imperméable au "fact-checking". C’est une approche qu’utilise Donald Trump quand il dit que les élections sont truquées le jour-même de l’élection, alors qu’il n’y a pas le moindre élément de preuve. Dans son réseau, tout le monde va répéter ce message, qui va devenir une évidence pour toute une série de gens. C’est ce qu’on appelle une validation sociale. Parce que des gens que j’aime bien, qui sont dans mon groupe, le disent, alors c’est vrai. On n’a plus besoin de faits pour l’étayer. (...)

Le complotisme a des conséquences politiques. Pour fonctionner dans une démocratie comme la nôtre, il faut avoir une réalité partagée, il faut qu’on s’entende sur un certain nombre de principes, de croyances de base. Quand Donald Trump dénonce des élections truquées, c’est vraiment très dangereux, parce que ça remet en cause la possibilité d’un socle de valeurs partagées, sur lequel on peut construire un débat démocratique. Avec la division de l’espace médiatique, accentuée par les réseaux sociaux, il y a vraiment un danger que les gens n’aient plus aucune référence commune. A ce moment-là, il n’y a plus moyen de discuter.