
Alors que la répression policière clairsemait les rangs des manifestations, l’arrivée du Covid-19 a temporairement muselé les luttes pour la justice sociale. Sauf que, le temps d’un confinement inédit, la colère est devenue une cocotte-minute.
« Et la rue, elle est à qui ? » entend-on souvent en manif. Si elle ne fut plus aux mobilisations sociales durant de longues semaines, le virus a mis en exergue ce que dénonçait depuis longtemps ceux qui l’occupaient régulièrement. Un système à l’agonie, l’urgence vitale de changer les choses. Et la nécessité de voir au-delà de la simple manifestation pour y parvenir. Partout éclosent de nouvelles revendications qui, doucement, se muent en convergence des luttes. Ici, les soignants exposent une banderole contre le racisme et les violences policières, là, syndicalistes et écologistes proposent 34 mesures « pour un plan de sortie de crise », ailleurs des collectifs et territoires en lutte veulent agir « contre la réintoxication du monde », ici encore un collage de féministes interpelle sur les contrôles de police (...)
« En tant que féministe, on ne peut pas passer à côté de cette période, souffle Paloma. On a vu des femmes sacrifiables et corvéables. On est conscientes que tout ne peut pas se jouer en manif, et que ce ne sera pas l’insurrection demain. Pour nous, il est temps de faire entendre l’intérêt d’une grève féministe. » Même si les jeunes femmes savent que l’idée est difficile à mettre en application, l’option « bloquer l’économie » demeure un mode d’action idéal. En attendant, elles occupent l’espace, virtuel aussi. (...)
« Là où ça se joue, c’est dans la manière dont tout ça est médiatisé », assure Sophie. D’ailleurs, le collage de rue, et ses fameuses lettres découpées, repris par les soignants, a été initié par des féministes, désireuses de se réapproprier les espaces publics avec une forte visibilité, égrenant hors centre-ville des slogans chocs.
« Il faut reprendre la main sur nos vies »
Mais la manifestation a, semble t-il, encore de belles années devant elle, et la rentrée sociale s’annonce brûlante sur les cendres des licenciements, l’explosive colère des soignants et l’étincelle des violences policières. (...)
« Notre parole était peu écoutée. Notre lutte avait du mal à rencontrer d’autres luttes. La crise sanitaire a montré que les revendications dépassaient notre simple cadre, que notre mouvement était plus englobant que les seules revendications salariales. »
La jeune soignante y voit un combat pour une meilleure justice sociale, et rage d’un service public qui non seulement n’a plus les moyens de soigner les gens, mais reçoit de plus en plus de personnes dont la grande précarité met la santé en danger. (...)
« Bas les masques est aussi là pour participer et soutenir les luttes. L’idée n’est pas de rentrer dans les négociations, mais bien de faire changer les mentalités. On n’y croit plus, à ce gouvernement. On se pose dans une logique de rapports de force. » Le mot est lâché, et semble le credo de la rentrée mouvementée qui se dessine. (...)
Pour Anne-Françoise, la goutte d’eau a été l’automne dernier : « On a dû transférer 28 nourrissons atteints de bronchiolite en région. À plus de 200 km de chez eux, faute de lits ». La soignante reste confiante. « Quelque chose gronde. Les gens vont nous rejoindre. Les assos, les collectifs… Oui, peut-être faut-il penser des modes d’actions plus radicaux. Bloquer le périph’ avec des ambulances par exemple. Il faut inventer de nouveaux moyens de lutte, sortir de notre pré carré. Tout ça est bien plus large que le combat hospitalier ! »
À la Rochelle, la fédération Sud Santé Sociaux semble adopter la même stratégie. Une centaine de soignants a déployé, à l’appel du syndicat, une banderole entre les deux tours du port pour bloquer son accès. (...)
« Jamais une crise sanitaire, en Europe, n’a eu autant d’impact sur les mobilisations sociales »
Loin de calmer la colère des soignants, sur laquelle la crise du coronavirus « a joué le rôle d’une loupe sociale », les annonces gouvernementales ont au contraire décuplé les inquiétudes dans les hôpitaux. (...)
La crise du Covid-19 et son retentissement sur les luttes a t-elle connu des précédents ? Selon Ludivine Bantigny, historienne spécialiste des conditions de travail et des cultures politiques, « jamais une crise sanitaire, en Europe, n’a eu autant d’impact sur les mobilisations sociales. Mais, comme on pouvait l’imaginer après une pause des luttes et des mobilisations physiques, due au confinement, les militants ont retrouvé la rue avec la marche, les solidarités ou encore les rassemblements contre les violences policières », s’enthousiasme la chercheuse impliquée dans divers collectifs. « C’est assez surprenant ce basculement entre un pays confiné et le retour des mobilisations qui réunissent plusieurs milliers de personnes. Mais ça montre bien que, si les luttes étaient stoppées pour des raisons sanitaires, l’analyse politique, l’élaboration collective, la solidarité, avec les brigades populaires, ont continué de vivre durant les deux mois d’enfermement. »
Privés de manifestation hebdomadaire pendant près de deux mois, les Gilets jaunes de Vallet (44) peuvent en témoigner : la crise sanitaire n’a pas calmé la colère de ces militants... (...)
Du côté des militants « habitués » de la rue, la réflexion sur de nouveaux modes de lutte suit elle aussi son cours. Nestor, antifa et anarchiste, « ne sacralise plus la manif. Trois ans de mouvements successifs, avec une seule technique de lutte… » pour peu de résultats. « D’autant que ce mode de lutte, même s’il est addictif, est le plus risqué aujourd’hui, et qu’il permet à l’État de continuer à perfectionner son maintien de l’ordre, constate le jeune homme. Les affrontements sont ritualisés, même lieux, mêmes effets. » Il se dit en revanche agréablement surpris par « la force d’appel d’Assa Traoré. Ce qui se passe aujourd’hui contre les violences policières est passionnant. C’est quelque chose de mondial, qui a obligé Castaner à faire un pas en arrière. Et ce qui se passe aux USA est une belle tribune pour les mouvements antifascistes ».
Mais l’anarchiste aimerait davantage de blocages ou d’occupations d’entreprises, « ce qui devrait arriver avec la vague de licenciements », en plus des manifs. Des actions gênantes aussi, comme la dégradation d’antennes-relais, constatée durant le confinement. Pourtant, il reconnaît que la radicalité de certaines manifestations sert à faire bouger des lignes. (...)
« Il y a eu la mort autour de nous. C’est aujourd’hui la violence d’État dans sa globalité qui est dénoncée. Malgré le virus, malgré les interdictions, pourvu que ça grossisse ! On sait comment on ne veut plus vivre. »