Bandeau
mcInform@ctions
Travail de fourmi, effet papillon...
Descriptif du site
Acrimed
Quels médias pour les classes populaires ?
Article mis en ligne le 18 juin 2015
dernière modification le 15 juin 2015

Pourquoi les classes populaires préfèrent-elles les médias de la domination aux médias qui la dénoncent  ? Vincent Goulet, sociologue des médias et des classes populaires, nous propose une explication et des pistes de réflexion pour qui voudrait « redonner la parole au peuple », que nous publions ici sous forme de « tribune » [1].

Pourquoi les classes populaires se tournent-elles plus volontiers vers Le Parisien, TF1 ou encore RTL plutôt que vers L’Humanité, Arte ou CQFD  ? Pourquoi privilégient-elles les médias commerciaux, détenus par des groupes industriels ou d’entertainment, qui défendent si bien les intérêts des groupes dominants et parlent si mal d’elles-mêmes  ? L’explication selon laquelle le public, cire molle soumise à la propagande du capital et de ses valets journalistes, serait perverti et détourné des vraies questions politiques et sociales est un peu courte. (...)

les médias d’information n’ont pas pour seul rôle d’apporter des éléments, si possible vérifiés et « objectifs  », à la construction des opinions personnelles. Leurs usages quotidiens sont bien plus larges.

 Ils sont distinctifs, au sens de Pierre Bourdieu, car en choisissant et en affichant sa préférence pour un journal ou une chaîne de télévision, on se classe socialement.

 Ils sont aussi expressifs et normatifs  : à travers ses commentaires du spectacle du monde, acquiescements ou indignations, chacun peut réaffirmer et transmettre à ses proches (famille, amis ou collègues) ses valeurs et sa vision de la vie en société.

 Ils sont « identitaires  », dans la mesure où le positionnement par rapport aux informations médiatiques est une forme de réassurance sur soi-même, de sa place dans l’ordre du monde, qui permet la « persévérance dans l’être ».

 Ils sont aussi d’ordre cathartique, dans le sens où le récit médiatique des infractions à l’ordre du monde (accidents, crimes, catastrophes naturelles, etc.) permet de mettre à distance, de gérer psychiquement la perspective indépassable de la perte de ses proches et celle de son propre trépas.

Ainsi, à travers les médias, ceux qui sont « au bas de l’échelle sociale  » parviennent à alléger au moins symboliquement les effets de la domination qu’ils subissent au quotidien, en exprimant par exemple leur indignation face aux injustices, par des « coups des gueules » envers les « gros  » et les « élites », ou encore en composant avec les aléas d’une existence soumise à la précarité à travers les faits divers  [2]. (...)

Il faut reconnaître que ces usages sociaux (on pourrait dire ces fonctions sociales, si l’on reconnaît aux médias la capacité de répondre de manière systémique à des besoins sociaux) sont beaucoup mieux pris en charge par les médias commerciaux que par les médias de gauche à visée émancipatrice. Ces derniers, préoccupés par l’ambition d’offrir une analyse critique et argumentée de la société, de dévoiler les mécanismes souvent complexes de domination, privilégient la démonstration rationnelle et en oublient les autres dimensions du discours médiatique, sans doute plus triviales mais chères aux classes populaires. Un « effet de champ » oriente les journalistes les plus à gauche vers un microcosme où se croisent d’autres rédacteurs de médias critiques mais aussi des universitaires, des essayistes, des responsables d’organisations citoyennes ou politiques, autant d’agents auprès desquels ils doivent tenir leur rang pour continuer d’exister selon la logique intellectuelle et scientifique propre à cet espace.

La force des «  idées reçues  »

Les médias commerciaux n’ont pas cette contrainte, leur objectif étant au contraire de maximiser leur audience quitte à recourir aux stéréotypes et aux raccourcis cognitifs les plus élémentaires – le propre des « idées reçues  » étant de ne pas trop remettre en cause les routines de pensée des récepteurs. (...)

Adorno  : « Tout le bruit silencieux qui résonne depuis toujours dans nos rêves, les gros titres des journaux lui font écho quand nous sommes éveillés » [4]. (...)

« Redonner la parole au peuple  » ?

Pour lutter contre la relégation des classes populaires dans les sous-espaces du champ médiatique régis par les logiques économiques, il faudra bien inventer des médias à la fois populaires, progressistes et émancipateurs qui prennent en compte les usages sociaux de ceux qui vivent «  au bas de l’échelle sociale », des médias qui utilisent cette «  langue fraîche  » et accessible que réclamait Jules Vallès, le directeur du Cri du Peuple à la fin du XIXe  siècle, des médias qui permettent la rétroaction de tous les publics, leurs « coups de gueule » et la confrontation des points de vue, des médias qui soient résolument ancrés dans des territoires vécus et non dans des abstractions idéologiques. « Redonner la parole au peuple  » suppose que la médiatisation des rapports sociaux cesse de se substituer aux rapports sociaux eux-mêmes, que de nouvelles formes de journalisme puissent donner aux membres des classes populaires une image du monde et d’eux-mêmes dans laquelle ils puissent se reconnaître et par laquelle ils puissent se dépasser. (...)

À défaut, l’extrême droite risque de l’emporter  : elle développe, en même temps qu’une critique sommaire des médias que l’on trouve parfois aussi, hélas, à gauche, des médias « alternatifs  » qui se veulent accessibles (voir le succès de fdesouche.com et la multiplication des sites de « ré-information » de la nébuleuse d’extrême droite  [8]), elle impose son vocabulaire dans les médias généralistes et jusqu’au discours présidentiel (cf. l’emploi de l’expression « Français de souche »  par François Hollande le 23  février 2015). Mener cette lutte culturelle contre la réaction suppose de combiner la critique des médias dominants et l’immersion dans les cadres de vie des membres des classes populaires, pour accompagner leur propre prise de conscience politique, même tâtonnante, et dégager avec elles et eux les chemins de leur propre émancipation.