
Les récentes et brutales arrestations de Taha Bouhafs et de Gaspard Glanz, dans le cadre de leurs reportages, ont suscité des prises de position sur les professionnels autorisés – ou non – à se prévaloir de leur qualité de journalistes. Tandis que certaines rédactions se sont abstenues, de nombreuses sociétés de journalistes ont exprimé leur soutien à ces deux confrères, et joué ainsi un rôle important dans la légitimation professionnelle dont voudraient les priver quelques éditocrates et experts, reconvertis pour l’occasion en garde-frontières de la profession. On n’aura pas la naïveté de s’étonner que ces derniers se manifestent à l’occasion de l’arrestation de journalistes indépendants en instruisant un double procès : un procès en « incompétence » et un procès en « militantisme ».
Le procès en incompétence
À commencer par Alexis Lévrier, « spécialiste de l’histoire du journalisme » [1] : un spécialiste qui, sur Twitter, nous gratifie de « quelques réflexions sur Taha Bouhafs et sur la définition du journalisme »... Extraits :
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dans la famille des fiascos médiatiques commis par des journalistes patentés, l’affaire de la Pitié Salpêtrière est loin d’être un cas isolé [3]. Sans compter les campagnes de désinformation sur « l’international », du Rwanda au Kosovo, en passant Timisoara ou la Libye [4].
Ce sont les cas de maltraitance de l’information qui, en grande partie, expliquent « la défiance envers les médias » [5]. Mais de ce phénomène, Alexis Lévrier donne une autre (et profonde) explication (...)
Le procès en militantisme
Un second pan du réquisitoire des experts cible le « militantisme » de Taha Bouhafs. Et là encore, Alexis Lévrier est en première ligne. (...)
Passons sur la pertinence d’une analyse calquée sur le discours du syndicat des cadres de la sécurité intérieure, qui attribue à un seul homme le pouvoir incroyable de « co-déclencher des émeutes » [8] : plus significative est l’omission, dans ce type de discours, des appels à la violence explicites de différentes personnalités médiatiques. (...)
… Sans compter les multiples appels à la « fermeté » des éditorialistes relevés au moment des manifestations des gilets jaunes, ou les cautions apportées aux violences policières contre les lycéens de Mantes-la-Jolie.
Mais qu’importe à ceux qui s’indignent de la solidarité manifestée à Taha Bouhafs (...)
Roselyne Bachelot, qui anime quotidiennement la matinale de LCI, a-t-elle droit à une telle étiquette ? Quid de Bernard Guetta, Bruno-Roger Petit, respectivement co-listier d’En Marche aux européennes et ex porte-parole de l’Élysée et désormais… « conseiller mémoire » d’Emmanuel Macron ? Ou encore de Laurence Haïm, correspondante aux États-Unis pour les chaines du groupe Canal, devenue en 2017 porte-parole d’Emmanuel Macron en charge des questions internationales après avoir fait partie de l’équipe de campagne d’En Marche, et qui, en mai dernier, livrait au service public un reportage sur la fondation Obama [10] ?
Malgré leur engagement explicite, ces personnalités continuent d’apparaître, aux yeux des grands médias, comme de simples « journalistes », sans que des confrères se sentent bizarrement dans l’obligation d’y accoler le terme « militant ». (...)
Si le terme « militant » (synonyme : « engagé ») n’a évidemment rien de dégradant, les commentateurs professionnels l’agitent comme un épouvantail dès lors que la pensée de la personne incriminée affiche des préférences politiques, taxées à tort ou à raison, de « radicales »... Cette disqualification a priori courante dans les grands médias, est appliquée aux journalistes, mais également aux chercheurs et universitaires. Elle vise simplement à discréditer ces derniers, et à les exclure – ou tout simplement à les marquer symboliquement dans l’espace médiatique. Nombre d’historiens et de sociologues, comme Monique Pinçon-Charlot, font régulièrement les frais de ce type de procédés. Au contraire, d’ailleurs, de nombre d’« experts » omniprésents, dont les portraits médiatiques passent souvent sous silence l’engagement politique. (...)
Morcelée, la profession l’est sans doute davantage qu’il y a dix ans, à mesure que fleurissent les espaces d’information sur internet, pour le meilleur et pour le pire ; à mesure que se précarise la profession et que s’intensifient les relations de dépendance éditoriale (vis-à-vis des chefferies, des propriétaires ou encore des sources policières) ; à mesure que s’étiole, dans les grands médias, l’enquête sociale, le travail de terrain et les mises en perspective, pris en charge par des journalistes indépendants ou des observateurs auxquels les réseaux sociaux offrent une caisse de résonance ; à mesure que s’accroît a contrario sur les plateaux télé la place laissée aux chroniqueurs, aux éditorialistes, aux experts, aux « consultants » et autres promoteurs du prêt-à-penser jouant le rôle de journalistes.
Ainsi, si les débats sur la profession, les contours et les pratiques du métier sont nécessaires – et ce n’est pas Acrimed qui dira le contraire ! – il est regrettable qu’ils se cantonnent au cas de deux journalistes de médias indépendants. Il est également regrettable qu’il faille attendre que ces derniers subissent des violences policières, politiques et judiciaires pour que ces débats soient menés. A fortiori quand des éditorialistes et experts profitent de cette répression pour remettre en doute le statut et la légitimité de ces confrères.
Cette pratique de l’exclusion symbolique n’est, en revanche, pas étonnante : elle ne constitue rien de moins que le propre du travail des journalistes qui éditorialisent, dont le plus clair du temps est dédié à décréter ce qui a (ou non) droit de cité dans le débat – comme dans l’espace – public. (...)
Plutôt que de cibler une poignée d’individus dont les pratiques seraient impies, il serait temps d’interroger l’écosystème médiatique dans sa globalité : les rapports de force régissant la manière dont est produite l’information, la manière dont elle circule, et les pratiques diverses qui commandent à son élaboration… (...)
Post-scriptum : Le 29 juin, à la suite de l’emballement du Figaro et de quelques autres grands médias concernant un « commissariat de l’Eure attaqué par des jeunes aux cris d’"Allah Akbar" » (titre du Figaro toujours inchangé), Taha Bouhafs, auquel quelques beaux esprits refusent d’attribuer le titre de journaliste, rétablissait quelques vérités...