
Des Roms circulant à bord d’une camionnette blanche enlèvent des enfants pour revendre leurs organes... C’est l’histoire délirante qui a circulé durant plusieurs semaines de Bobigny à Montfermeil et de Clichy à Aulnay. Les réalisateurs Christophe Boltanski et Jean Bulot ont tenté de remonter à l’origine de cette rumeur folle qui a mené à d’incroyables scènes de violence.
Cette rumeur, comme toutes les rumeurs, n’a ni âge, ni auteur. Elle apparait et disparait sous différentes formes et dans différentes régions. Elle sommeille puis se réveille telle une tempête emportant tout sur son passage. L’une de ses dernières apparitions date du printemps 2019, en Seine Saint-Denis.
Pendant des semaines, professeurs, maires, commissaires, associatif, journalistes et citoyens ont tenté d’y faire face, sans succès. La peur était trop grande, la croyance trop ancrée. et le résultat a été terrible : Dans la nuit du 25 au 26 mars 2019, à la frontière des communes de Clichy et de Montfermeil, une cinquantaine d’hommes s’en sont pris à des familles de Roms entassées dans un squat, à coups de pelle et de barres de fer.
Dans la foulée, les mêmes scènes se sont répétées à Noisy-le-Sec, Bobigny, Villiers-le-Bel, Bondy, Aulnay... Des camionnettes sont incendiées, des bidonvilles attaqués, des gens roués de coups...
Au bout de quelques jours, la furie retombe.
Comment cette rumeur a-t-elle embrasé la Seine Saint-Denis ? D’où vient-elle ? A-t-elle déjà surgi ailleurs ? Quels rôles ont joué les réseaux sociaux dans sa propagation ? Pourquoi les Roms en ont-ils été la cible ? Quelles peurs a-t-elle fait resurgir ? Le documentaire de Christophe Boltanski et Jean Bulot tente de répondre à toutes ces questions.
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Décryptage d’une folle rumeur d’enlèvement à la gare Saint-Charles
Depuis quelques jours, une vidéo d’une jeune femme racontant avoir été victime d’une tentative d’enlèvement à la gare Saint-Charles fait le buzz sur les réseaux sociaux. Si cette thèse ne repose sur aucun fait concret, elle a déclenché sur les réseaux une vague de xénophobie, faisant craindre à la police un trouble à l’ordre public.
Une petite musique intrigante. Une jeune femme, face caméra, visage sérieux. Le tout, affublé d’un sous-titre évocateur : “Comment j’ai failli me faire enlever à Marseille.” La vidéo a été vue plus d’un million de fois sur TikTok, réseau social connu pour ses vidéos virales. Ce mardi 11 octobre, Nature, une jeune femme de 21 ans, y raconte, comme elle le fait régulièrement sur cette plateforme, ses mésaventures. “Je pense que ça serait du pur égoïsme de ne pas en parler, vue la gravité de la situation”, commence-t-elle, en préambule. Une amorce qui dénote de ses vidéos habituelles, sur lesquelles elle donne plutôt des conseils maquillage et détaille ses histoires de cœur. (...)
Une femme roumaine, une porte taguée, un agent de la SNCF… Sans compter l’allégation de tentative d’enlèvement, les faits énoncés ici sont imprécis et impossibles à vérifier. Contactée à ce sujet, la préfecture de police assure cependant qu’“il n’y a aucune plainte ni aucune constatation de ce genre sur le secteur de la gare. D’ailleurs, il n’y a aucun réseau d’enlèvements connu à ce jour.” (...)
Peu importe, sur les réseaux sociaux, la braise a pris et s’est transformée en incendie. Ce vendredi 14 octobre, la vidéo Tiktok comptabilise 1,7 million de vues et 3200 commentaires. Un message la relayant sur Twitter affichait une dizaine de milliers de “j’aime”, avant sa suppression. Dans les commentaires, un nombre conséquent d’internautes racontent avoir été interpellés par “la même dame” pour acheter du lait en poudre. La majorité pense désormais avoir échappé au pire, mais personne ne fait pour autant état de violences ou de quelconques conséquences.
Les dérives vont plus loin. Des “trolls”, des faux comptes créés spécialement pour réagir au buzz, racontent qu’un enlèvement se serait déroulé “sous leurs yeux”, à Saint-Charles, et alimentent ainsi la rumeur. Un suiveur de l’OM aux 15 000 abonnés, propose même “d’envoyer du monde pour les trouver”. (...)
Marsactu a joint Nature, l’autrice de cette vidéo. Bien qu’elle ait perdu le contrôle des conséquences de son post TikTok, elle n’envisage pas de le supprimer. “Je ne m’attendais pas à autant de visibilité”, confie la jeune femme, plutôt habituée à faire en moyenne quelque 5000 vues sur ses vidéos. Cette dernière dit désormais crouler sous les messages. Elle raconte à nouveau son histoire, qui, dit-elle, s’est déroulée le 11 octobre peu avant 14 heures. Si elle éclaircit certains points, son récit se fait parfois discordant avec celui de sa première vidéo. (...)
“L’émotion prend le dessus sur le factuel”
Si elle reste fidèle sur les grandes lignes de son récit, Nature rétropédale néanmoins sur le titre de sa vidéo, et nuance sa crainte de départ. “Je n’affirme rien, je ne sais pas ce qui aurait pu m’arriver. J’ai fui par instinct de survie, mais je ne pensais pas du tout à un enlèvement à ce moment-là”, concède-t-elle, contrairement à ce qu’elle raconte dans sa vidéo. Cette idée lui est venue à l’esprit plus tard, expose-t-elle finalement, via les propos de l’agent SNCF qui l’a aidée. “Il m’a dit qu’à Marseille, il y a beaucoup d’affaires de trafic de jeunes filles, de trafic d’organes…”. Contactée, la SNCF dit “ne pas disposer d’assez d’éléments pour lancer une enquête interne”. Un agent anonyme, donc, qui joue une place centrale dans le mécanisme de la rumeur. (...)
“L’émotion prend le dessus sur le factuel”
Si elle reste fidèle sur les grandes lignes de son récit, Nature rétropédale néanmoins sur le titre de sa vidéo, et nuance sa crainte de départ. “Je n’affirme rien, je ne sais pas ce qui aurait pu m’arriver. J’ai fui par instinct de survie, mais je ne pensais pas du tout à un enlèvement à ce moment-là”, concède-t-elle, contrairement à ce qu’elle raconte dans sa vidéo. Cette idée lui est venue à l’esprit plus tard, expose-t-elle finalement, via les propos de l’agent SNCF qui l’a aidée. “Il m’a dit qu’à Marseille, il y a beaucoup d’affaires de trafic de jeunes filles, de trafic d’organes…”. Contactée, la SNCF dit “ne pas disposer d’assez d’éléments pour lancer une enquête interne”. Un agent anonyme, donc, qui joue une place centrale dans le mécanisme de la rumeur. (...)
Pour Tristan Mendès-France, maître de conférences associé à l’université de Paris, où il enseigne les cultures numériques et leurs nouveaux usages, cette vidéo a toutes les caractéristiques d’un buzz en puissance, sans aucune distance critique. (...)
“Un phénomène qui vise une communauté”
En découlent des préjugés, des discriminations, voire des violences. “J’ai compris, les Roumains, faut les tarter”, peut-on lire sur Twitter. Sur ce réseau défilent aussi différentes photos de femme Roms, dont certaines prises à la gare Saint-Charles, assurant qu’il s’agit de “la femme de Saint-Charles qui kidnappe des femmes !”. Le phénomène inquiète les forces de l’ordre. Ce jeudi 13 octobre, le compte Twitter Policenationale13 a publié une alerte à la fausse nouvelle. Il pointe, cette fois, les rumeurs concernant une camionnette blanche qui servirait, là encore, à des enlèvements à la porte des établissements scolaires. “Ce post n’est pas en lien direct avec la vidéo mais avec toutes ces histoires de pseudo tentatives d’enlèvement. On voit un nombre important d’élucubrations sur les réseaux sociaux, indique-t-on à la direction départementale de la sécurité publique. La photo de cette camionnette circule sur les groupes de CIQ, de voisins. C’est exactement la même qu’il y a quelques années.” (...)
“Cela risque de créer des troubles à l’ordre public, ce phénomène cible des communautés en particulier. S’il y a des faits qui peuvent être d’ordre criminel, il faut prévenir les forces de l’ordre pour nous donner les moyens d’enquêter plutôt que de colporter des allégations sur les réseaux sociaux pour faire du buzz”, s’agace-t-on encore du côté de la police.
“Je n’ai pas voulu prendre à partie”
Un agacement que l’on retrouve démultiplié chez les militants qui œuvrent pour l’inclusion et contre les discriminations de la communauté Rom. “Je connais par cœur les mamans qui traînent vers la gare Saint-Charles. Je m’occupe de la scolarité de leurs enfants, réagit Jane Bouvier, fondatrice de l’association L’école au présent. Elles sont trois ou quatre et mendient peut-être, mais il n’y a aucun réseau autour d’elles, ni aucun squat dans le coin qui pourrait ressembler à la description cauchemardesque de la vidéo.” Pour la militante, cette vidéo doit être retirée au plus vite, avant que certaines menaces présentes dans les commentaires ne soient mises à exécution.
“Pour moi, c’était juste une description, si elle avait été noire comme moi, je l’aurais précisé également. Je n’ai jamais voulu prendre à partie une communauté”, se défend de son côté Nature. (...)