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« Raconter le capitalisme à travers la tomate »
Article mis en ligne le 4 octobre 2017
dernière modification le 3 octobre 2017

Jean-Baptiste Malet signe une longue enquête, menée sur quatre continents, autour de la tomate industrielle. Le Chien rouge l’a rencontré lors de son passage à Marseille. Concentré de son livre, L’Empire de l’or rouge [1].

En 2011, j’ai découvert que la conserverie Le Cabanon, dans le Vaucluse, avait été rachetée par l’armée chinoise en 2004 [2], via l’une de ses entreprises agroalimentaires : Chalkis. Découvrir qu’une filiale de l’armée chinoise produisait du ketchup en Provence m’a beaucoup étonné. J’ai demandé à rencontrer les dirigeants chinois du Cabanon et j’ai essuyé un refus. En me rendant tout de même sur place, j’ai jeté un coup d’œil à travers les grilles et j’ai aperçu des barils : de grands fûts bleus, de 230 kilos de triple concentré, étiquetés « Made in China ». Cette découverte m’a longtemps hanté, et l’envie m’est venue de remonter toute la filière. (...)

Il y a un siècle, l’humanité consommait très peu de dérivés de la tomate. Aujourd’hui, en revanche, c’est une marchandise consommée par toute l’humanité. La moyenne mondiale est de 5 kilos de tomates d’industrie consommées par être humain annuellement.

Cette industrie est née en Italie, à la fin du XIXe siècle. Mais son histoire épouse largement celle de la Heinz Company, la première multinationale de l’histoire des États-Unis, qui a précédé Ford dans l’histoire de la production de masse, notamment par le recours au travail à la chaîne dès 1904. Avec sa bouteille octogonale, elle est avec le Coca-Cola l’un des plus célèbres symboles du capitalisme. Heinz engloutit 5% de la production mondiale de tomates d’industrie. J’ai donc voulu raconter l’histoire de cet empire, qui commence avec la « Commune de Pittsburgh » de 1877, née dans le sillage de la « Grande Grève du Rail », lorsqu’une grève des cheminots se mue en conflit social majeur, marqué par l’occupation de Chicago, Pittsburgh et Saint-Louis. Après cet épisode, Henry J. Heinz, qui vient d’un milieu populaire, adopte une organisation du travail paternaliste afin de mieux soumettre ses ouvriers. Il devient milliardaire, au point que lorsqu’il décède en 1919, il est l’un des dix hommes les plus riches des États-Unis. (...)

Pour comprendre comment la Chine est devenue le premier producteur mondial de concentré de tomates à l’aube des années 2000, il faut remonter au pacte noué par des entrepreneurs italiens avec les militaires du Xinjiang. Les Italiens sont allés jouer aux Marco Polo, en proposant d’installer des usines clés en main, que les Chinois ont remboursées les années suivantes en expédiant des barils de concentré vers Naples. Ce modèle, reposant sur le travail à bas coût des populations locales, voire de prisonniers, a permis d’approvisionner les conserveries napolitaines en concentré chinois. Le concentré, une fois arrivé en Italie, était habillé aux couleurs italiennes. Cela continue aujourd’hui. Ainsi est né Chalkis, géant industriel du Bingtuan dédié à la tomate.

Au final, qu’est ce qu’il y a dans le ketchup traînant dans mon frigo ? Dans une pizza à Marseille ?

Aujourd’hui, nous n’avons pas le droit de savoir ce qu’il y a dans une bouteille de ketchup ou une pizza, car il n’existe pas de transparence alimentaire. Dans l’agro-alimentaire, c’est le despotisme qui règne. Les industriels n’ont pas de comptes à rendre sur les ingrédients qu’ils emploient dans leurs produits, notamment en ce qui concerne la provenance des ingrédients. Il est ainsi tout à fait légal, de nos jours, de produire une sauce tomate provençale qui n’a de « provençale » que le nom, et d’utiliser du concentré chinois pour ce faire. (...)

Les Chinois tiennent désormais 90% du marché du concentré de tomates en Afrique de l’Ouest, où ils écoulent des boîtes de concentré frelaté, coupé à l’amidon, au dextrose, à la fibre de soja et aux colorants rouges – car la pâte qu’ils retravaillent est souvent noire : « l’encre noire », la pire qualité de concentré sur le marché mondial. Les additifs des boîtes de concentré frelaté ne sont pas indiqués sur les étiquettes. J’ai enquêté en Chine et en Afrique sur ce scandale, qui concerne tout le continent africain.

Les institutions financières internationales ont voulu imposer le néolibéralisme à l’Afrique. Résultat ? Des usines qui hier transformaient sur place des tomates pour nourrir les Africains ferment du jour au lendemain, à cause de la concurrence déloyale de la pâte chinoise. De jeunes producteurs de tomates sénégalais ou ghanéens, ruinés, partent vers l’Europe. J’ai aussi rencontré de nombreux migrants cueilleurs de tomates dans les vastes bidonvilles du sud de l’Italie. Certains cueillaient hier des tomates dans leur pays. Désormais, ils sont encadrés par la criminalité organisée et récoltent les « tomates pelées » que nous retrouvons, en boîte, dans les supermarchés.

Des notes d’espoir, quand même ?

Dans les Pouilles, en Italie, des militants travaillent avec des migrants dans le cadre d’un projet autogestionnaire, Sfrutta Zéro, « Exploitation Zéro ». Les tomates sont biologiques. Les sauces excellentes. Il n’y a pas de patron. Tout le monde prend plaisir à y travailler dur, à transpirer dans le champ tout l’été, parce que chacun y défend sa dignité au travail, loin des exploiteurs, en toute fraternité. Ce que j’ai aimé dans ce projet, c’est qu’on est très loin de l’aide au migrant infantilisante que l’on voit souvent par chez nous, où le migrant est vu comme une simple victime. Sfrutta Zéro, c’est vraiment de l’autogestion, il n’y a pas le gentil Italien qui aide d’un côté, et le pauvre migrant de l’autre. Ils ont conscience d’être un « laboratoire » et c’est pourquoi tout le monde se retrousse les manches, pour montrer qu’un autre monde est possible.

Dans des villages désertifiés, des précaires italiens qui ont refusé de quitter les terres de leur famille, tendent désormais la main à des migrants. Ils font la démonstration, par leur enthousiasme, leur autodiscipline et leur bonne humeur, que l’autogestion reste un idéal riche de promesses. Ils n’attendent rien de l’État, ni de personne d’autre : ils font. Les migrants qui sont associés à ce projet ont tous vécu l’esclavage moderne. Grâce à Sfrutta Zéro, ils ne se voient plus comme des victimes, mais comme des affranchis, des êtres libres.