
En septembre dernier, la sortie du film “Au nom de la terre” jetait une lumière crue, “forte” (La Voix du Nord), “poignante et réaliste” (Le Figaro) sur le monde agricole “réel, et ses souffrances” (Marianne). Son succès en salle a montré que la population française était touchée et en empathie avec les difficultés de celles et ceux qui exercent un métier ancestral et nécessaire, bien loin de “l’agribashing” que la FNSEA, premier syndicat agricole productiviste et pro-épandage de phytosanitaires, dégaine à la moindre tentative de régulation écologique. Sa couverture médiatique larmoyante a aussi révélé une véritable tendance médiatique à parler des agriculteurs et de leurs problèmes sous l’angle du pathos, du drame, de la peine, sans jamais se pencher sur les causes économiques qui ont mis ces professionnels dans de telles situations (le plus souvent d’endettement), et encore moins sur leurs responsables.
Le Sud Ouest du lundi 18 mai 2020 a consacré une pleine page au portrait touchant d’un agriculteur dépassé. Sous le titre “Un éleveur en détresse” (disponible sur le web pour les abonnés ici), le journaliste raconte la situation “inextricable” de Christian Rougier, “isolé et démuni sur l’exploitation familiale”. La photo de l’éleveur, le poing appuyé contre sa bouche, quelques vaches en fond, est un classique du reportage sur les questions agricoles. L’agricultrice ou l’agriculteur est systématiquement représenté.e seul.e, et le portrait qui en est fait ne concerne généralement que sa situation personnelle et parfois intime sans s’intéresser à toutes les organisations avec lesquelles il est en lien.
On recense 130 bêtes dans son élevage en Charente-Maritime , “mères et jeunes”, précise le journaliste. Comme souvent dans les articles et les reportages sur le monde agricole, impossible de connaître réellement le quotidien, l’activité et les sources de revenu des professionnels (...)
Une “lourde part d’intime”, vraiment ?
Comment en est-il arrivé là ? L’article manque terriblement d’explications. On en sait davantage sur l’état d’esprit de Christian Rougier, qui veut “vivre la tête haute”, qu’il est “debout, encore debout malgré tout”, que son “regard mi-adolescent a perdu le reflet de l’espérance”… L’article lui fait évoquer implicitement le suicide (“j’en connais à qui on a fait subir ça. Je sais où ça mène”) et évoque la solitude de l’éleveur, l’absence de vie sociale et affective qui lui pèse. (...)
Mais pourquoi une dette de 500 000€ pour une aussi petite exploitation ? Ce dont l’article ne parle pas, c’est que la situation de Christian Rougier est loin d’être isolée : les chef.fe.s d’exploitation de moins de quarante ans sont endettés en moyenne de 200 000€ et cela ne fait que s’aggraver. L’endettement à moyen et long terme des agriculteurs français était d’en moyenne 43 000€ en 1980. Depuis, il a doublé. Mais pour Sud Ouest, la situation de Christian Rougier comporte d’abord une “lourde part d’intime”. Une petite recherche Google aurait permis au journaliste de tempérer cette hypothèse et de se pencher sur des causes plus structurelles.
A quoi est dû cet endettement ? Principalement à de lourdes dépenses d’investissement. Il faut dire que la Politique agricole commune (PAC), outil européen pour favoriser le développement agricole, subventionne davantage les grosses exploitations. (...)
“Les coopératives qui étaient censées nous représenter tirent encore plus que Lactalis les prix vers le bas. Eux s’alignent dessus, paient à peine plus cher. Ils ont su utiliser le système mis à leur disposition.” raconte un éleveur dans l’un des rares articles qui creusent un peu la question.
Un système qui endette et accule (...)
Pour l’association Solidarités Paysans, structure créée entre autres par la Confédération Paysanne pour venir en aide aux agriculteurs endettés, “il y a un lien entre l’endettement, la pression productiviste et l’utilisation de pesticides. Les paysans pris à la gorge par le remboursement de leurs mensualités ne voient souvent guère d’autres possibilités que de recourir aux pesticides pour limiter les incertitudes et accroître leur production”. Bombardé par le discours des entreprises du secteur, qui les convainquent des bienfaits des produits phytosanitaires, en se gardant bien d’évoquer leurs limites et leurs impacts sur la santé des agriculteurs.
Rien de tout cela n’est expliqué dans la pleine page accordée par Sud Ouest au sort de Christian Rougier. L’article se termine sur un récit sordide, qui ne nous éclaire absolument en rien sur la situation de l’éleveur (...)
Une fois l’article terminé, le message est clair : la vie des agriculteurs, c’est très, très triste. Pleurons pour eux. Ni explication ni piste pour s’en sortir n’est donné. La vie (agricole) est une chienne.
Et parfois, elle mord. C’est le cas de Patrick Jouy, producteur de fraises dans le Lot-et-Garonne, à qui le quotidien national Le Monde laisse la parole, sans contradiction, tout au long d’un article censé illustrer la crise de la main d’œuvre saisonnière que le coronavirus a engendré par la fermeture des frontières. Il pose devant ses rangées de fraises hors sol sous serre chauffée. Ce genre de fraises sans goût mais qui, noyée de chantilly, font quand même bien plaisir. Pourquoi ce monsieur est en colère ?
Parce que ses saisonniers d’Europe de l’Est n’arrivent plus. Or, c’était le vrai secret de fabrication de ses fraises sans goût. 57 ouvriers, logés dans des studios et des mobil homes, pour des loyers “de 250 à 300€” – ce qui fait cher le mobil home du Lot-et-Garonne. Mais il avait des gros bosseurs : “C’est avec admiration que M. Jouy évoque le souvenir d’”une Polonaise qui pouvait ramasser jusqu’à 60 kilos par heure””. (...)
Exploiter des gens qui “ont faim et n’ont droit à rien”
Monsieur Jouy est plein de contradiction. A la fois, il peste contre l’absence de “ses” saisonniers de l’est à cause du confinement, mais dans le même temps, lorsqu’il raconte son histoire, il peste tout de même contre l’ouverture des frontières (...)
Car le drame de cet homme, c’est de devoir embaucher des locaux. D’où le titre de l’article, “Saison agricole : “Si on embauche des locaux, on ne va pas sortir nos récoltes””. Pourquoi cela ? “Des gens sont partis au bout de quelques jours et on en a remercié qui n’étaient pas efficaces. Il leur faut des pauses-café et cigarettes, ils ont mal aux vertèbres ou aux genoux et ils ne veulent pas arriver trop tôt.”
Sans complexe, le producteur (un bien grand mot quand on fait travailler les autres) explique l’ardeur au travail des étrangers en comparaison des Français au fait que les premiers “ont faim et ils n’ont droit à rien”. Alors qu’en France “Il y a trop de social”.
Résumons : nos fraises de supermarché sans goût (et généralement fort chères) sont rendues possibles par le travail acharné de saisonniers logés sur place, qui travaillent sans pauses et sans se plaindre, parce que des gros cons d’exploiteurs agricoles profitent de leur besoin vital de revenu avec le soutien de l’Union Eeuropéenne. (...)
Sans changement des règles du jeu, sans réponse collective, on restera dans le marginal. Certains ont pensé par exemple à l’instauration d’une sécurité sociale alimentaire, qui, en donnant à chacun un droit à une prise en charge d’une partie de son alimentation, flècherait la production agricole vers du juste prix et du respectueux du pays et de la nature. On pourrait évidemment sortir des règles absurdes et productivistes de la PAC, faite par et pour les groupes capitalistes de l’agro-industrie. On pourrait, enfin, par le biais d’une grande réforme agraire, distribuer les terres aux citoyennes et citoyens français qui aimeraient tout plaquer et vivre libre, à la campagne. Une grande agence nationale de reconversion accueillerait, dans chaque département, ces néo-ruraux et les formerait pour qu’ils soient les paysannes et paysans de demain : fiers, libres, utiles et coopératifs.