
Dans un ouvrage récemment paru, les Économistes atterrés posent une question qui peut sembler triviale mais est essentielle : de quoi avons-nous vraiment besoin ? Poser la question, c’est déjà changer la logique de l’économie. Entretien avec la coordinatrice de l’ouvrage, Mireille Bruyère.
Aucune réflexion économique d’envergure aujourd’hui ne peut se passer d’une réflexion sur les besoins. Au moment où le système productif cherche une « innovation » magique qui lui permette de continuer de produire toujours plus et à maintenir les rapports sociaux sans se soucier des contraintes environnementales, ceux qui prônent la sobriété et la remise en cause de ces rapports doivent nécessairement poser la question des besoins au centre de la société. (...)
En 2019, le sociologue Razmig Keucheyan avait déjà posé les termes du problème dans Les Besoins artificiels (éditions Zone). Cette année, le collectif des Économistes atterrés s’empare à son tour de cet enjeu, par ailleurs difficile, en cherchant à ouvrir des champs concrets. Dans ce livre collectif titré De quoi avons-nous vraiment besoin ? (éditions Les Liens qui libèrent), ils explorent les moyens de poser a priori cette question des besoins.
Derrière les grandes questions évoquées – se nourrir, se loger, se soigner, se cultiver, s’éduquer et produire – se dessine un profond changement de logique. Il s’agit de prendre la question économique à l’envers de la manière dont elle est d’ordinaire posée : partir des besoins pour produire l’essentiel, plutôt que de produire d’abord pour créer ensuite des besoins utiles à la production.
Ce petit livre riche est donc un moyen utile de sortir de l’enfermement intellectuel actuel, dans lequel l’entreprise, le marché et le profit sont considérés comme le point de départ de toute solution, alors même qu’ils sont au cœur du problème. (...)
La coordinatrice de l’ouvrage, l’économiste Mireille Bruyère, de l’université de Toulouse II, répond aux questions de Mediapart sur les finalités et les enjeux de cette question. (...)
Mireille Bruyère :
Nous avons tenté de rapprocher la question de la production de celle de la consommation, et de les tenir le plus possible ensemble. Une telle méthode permet de renouveler la pensée écologique, sociale et politique, parce que, pendant très longtemps, l’économie s’est constituée autour de l’idée qu’elle n’était qu’une question d’efficacité productive et que les besoins, dès lors, étaient extérieurs à la discipline. Bien sûr, nous restons des économistes, nous ne sommes pas devenus des anthropologues ou des sociologues. Mais si l’on veut renouveler la discipline économique face aux enjeux actuels, il nous faut partir de cette définition des besoins. Car définir les besoins, c’est aussi définir un mode productif et une organisation sociale.
Dans le rapport coordonné par Olivier Blanchard et Jean Tirole, les questions du moment sont uniquement abordées sous l’angle des prix, notamment l’environnement, où l’on propose un prix du carbone pour régler la crise. Pourquoi cette réponse vous paraît-elle insuffisante ?
On peut apporter deux réponses à cela. La première est que, un des points communs des Économistes atterrés, c’est précisément le rejet de cette marchandisation complète de la société. Nous sommes favorables à maintenir des pans de la société en dehors du marché. Mais au-delà de cette critique classique, je pense qu’il faut élargir la question. Par ailleurs, nous avons de plus en plus de mal à définir le contenu de la bifurcation écologique. On se rend compte que l’idée de transition écologique, donc d’une évolution en douceur, est de moins en moins tenable au regard des enjeux. D’où cette idée de bifurcation. Mais, dans ce cas, on ne peut plus s’appuyer sur ce qui est déjà là, en particulier les prix. Si l’on dit que l’on va s’appuyer sur des prix, on va alors s’appuyer sur les coûts existants et les salaires existants.
Au-delà des problèmes méthodologiques liés notamment aux taux d’actualisation qui sont des choix politiques, on voit bien que si l’on part des valeurs économiques déjà instituées, on a beaucoup de chance de ne rien changer. (...)
On constate désormais que l’opposition habituelle, celle qui oppose le marché à la puissance publique, n’est plus toujours pertinente. Car nous sommes amenés de plus en plus à faire une critique de l’État tel qu’il est aujourd’hui. Le délitement de l’État social, et son remplacement par un État de plus en plus centralisé, autoritaire et bureaucratique, pose de nombreuses difficultés.
On le voit dans le chapitre sur la santé du livre, « Se soigner ». La santé est un service public, mais les politiques de service public posent un problème. Il ne s’agit donc pas simplement d’étendre les services publics, sans réfléchir à leur contenu.
On ne peut donc pas bifurquer sans remettre en cause le cadre général de l’économie.
Oui, et en particulier celui des prix et l’organisation du circuit économique. Si l’économie est au service des hommes, il faut partir de l’extérieur de l’économie, répondre aux questions de ce qu’est le vivre-ensemble et nos valeurs communes pour ensuite voir comment les atteindre. (...)
Notre critique de l’État ne se situe pas dans une alternative au marché, mais dans le cadre d’une démocratisation des institutions. (...)
Notre démarche consiste donc à s’appuyer sur la société civile dans toute sa diversité. Nous essayons de voir ce qui se passe dans cette société civile, qui ne se confond pas avec l’État. Il y aura bien sûr, dans cette bifurcation, un État, plus démocratique, mais l’État n’est pas l’unique représentant de la société civile et de ses besoins. C’est ainsi que nous voulons renouveler la pensée économique. Dès lors, notre critique de l’État ne se situe pas dans une simple alternative au marché, mais bien plutôt dans le cadre d’une démocratisation des institutions. (...)
Le mode de production nous enferme dans des filières et des systèmes : on le voit dans les questions numériques. On a donc une quantité énorme à consommer sans avoir la vraie possibilité du choix. Cela remet en cause la vision de l’économie classique, selon laquelle le choix appartient au consommateur et l’économiste ne fait que constater ledit choix. Mais il n’y a pas de vrai constat des besoins. Au reste, l’expérience de la Convention sur le climat a montré que lorsque l’on demande aux gens ce dont ils ont vraiment besoin, ils ne répondent pas, comme on peut s’y attendre, par toujours plus de consommation. (...)
Il faut effectivement comprendre le choix, non pas comme consommateur face à deux produits identiques ayant des marques différentes, mais comme choix politique que nous prenons collectivement. (...)
Cela mène à une forme de conscience : si l’on consomme de façon irréfléchie des produits, cela conduit à des irresponsabilités et à une course à toujours plus de croissance. On le voit effectivement dans l’agriculture, où les innovations visent l’augmentation à la fois de la rentabilité et de la consommation. (...)
On a depuis longtemps fait des propositions pour donner plus de démocratie dans l’entreprise, de pouvoir aux salariés, jusqu’à la coopérative même. C’est sans doute un horizon, mais avant, on peut renforcer les droits des salariés non seulement dans la répartition des salaires, mais aussi dans la définition des stratégies. Mais il s’agit aussi de faire intervenir les usagers, les consommateurs, les membres des collectivités territoriales. Il s’agit donc là encore de rapprocher la production et la consommation.
Ce qui est sûr, c’est qu’on ne peut rien envisager sous une forme mondialisée. La première condition, c’est la relocalisation. (...)