
Depuis de nombreuses années, l’équipe lausannoise du Centre international de recherches sur l’anarchie [1] tente d’actualiser la théorie et les pratiques du refus de parvenir nées au début du XXe siècle. Au-delà des seuls appels à déserter le système et des comportements d’esquive individuels, il s’agit de participer à une émancipation de la société tout entière.
On ne compte plus dans la littérature du XIXe siècle les personnages de parvenus, chez Balzac, Stendhal ou Flaubert, tous traités avec condescendance : l’arriviste est unanimement détesté, décrit comme un homme dévoré par l’ambition et son ascension se termine immanquablement par une chute abyssale, car il ne parvient jamais à en assumer les contradictions. Pour lui qui se trouve tout en bas de l’échelle sociale, tous les moyens sont bons et tous les coups sont permis pour parvenir à ses fins dans une lutte des places n’ayant rien à envier au struggle for life darwinien.
Mais ce petit manège ne concerne que la « haute » : ceux qui sont bien en place sciant les branches auxquels les aspirants essaient de se raccrocher pour les détrôner.
Dans une société où le capitalisme sauvage (non encore domestiqué par le compromis social-démocrate) se déploie sans vergogne, le paraître et l’argent sont (déjà) canonisés. Le parvenu s’y coule comme dans une seconde peau à grand renfort de compromissions. De l’autre côté de la barricade, le non parvenu ne se considère pas comme un raté. Le reniement de ses convictions constitue la ligne rouge entre refus de parvenir et refus de réussir (...)
Le refus, implicite, de toute promotion sociale se manifeste d’abord par une hostilité certaine envers « les tendances à la professionnalisation du syndicalisme et [...] la volonté des communistes de contrôler le monde ouvrier ». Ces dérives sont perçues comme autant de trahisons de classe en faveur d’une recherche personnelle de profit, de carrière, de pouvoir ou de prestige. Et l’on se moque allègrement d’un Léon Jouhaux accroché à son poste de secrétaire national de la CGT pendant des décennies. Vis-à-vis du travail, ensuite, cela passe par le refus d’un trop fort attachement à un patron ou à un métier. Au « carriérisme », on préfère l’existence du « trimard » qui consiste à vagabonder en passant d’un emploi à un autre à la manière des hobos américains. Ce qui permet aussi de répandre l’agitation révolutionnaire au-delà des seules villes industrielles. Si la fierté du métier est très répandue, des ruses pour échapper aux contraintes du travail marchand sont mises en pratique par certains ouvriers. (...)
Les fausses promesses de la méritocratie
Mais, après la Seconde Guerre mondiale, le boom des Trente Glorieuses comme la mise en œuvre du programme de démocratisation scolaire vont donner une nouvelle vigueur à l’idéologie méritocratique selon laquelle l’ascension sociale est ouverte à tous à condition d’y travailler chacun d’arrache-pied. (...)
Enfants et adolescents rencontrant des difficultés à obtenir le sésame du diplôme sont alors renvoyés à leur échec personnel dans la quête de parvenir que leurs parents ont conçue pour eux. Certes, sous l’influence des mouvements de contre-culture américains (Beatniks, Diggers…), les appels à la désertion comme la recherche de voies alternatives pour réussir sa vie vont se multiplier après Mai-68. Mais, c’est l’entrée dans un chômage de masse au cours des années 1980 qui viendra porter l’estocade finale au mythe méritocratique.
Le refus de parvenir aujourd’hui
Dans les sociétés actuelles, le désir de parvenir à tout prix est à la fois omniprésent – et renforcé par certains usages d’Internet – et âprement combattu ou simplement moqué par des individus comme des collectifs qui entendent privilégier la solidarité, l’entraide, le partage, les biens communs. Ce qui oblige, d’après les membres du CIRA Lausanne, à redéfinir le refus de parvenir (...)