
Le 7 mars dernier, le compte twitter @MG_rennes poste sur le réseau social le détournement d’une affiche gouvernementale : « Comment réagir en cas d’attaque terroriste » est parodié en « Comment réagir en cas d’attaque policière ». L’originale, produite en plein état d’urgence, fait partie d’une campagne médiatique qui a suivi les attentats du 13 novembre 2015. Comme on peut le lire sur le site https://www.gouvernement.fr/reagir-attaque-terroriste, « l’affiche "réagir en cas d’attaque terroriste" donne des instructions pratiques qui s’articulent autour du triptyque : "s’échapper, se cacher, alerter". »
Un premier détournement est apparu peu après, au printemps 2016. L’état d’urgence dure depuis plusieurs mois et le mouvement contre la loi travail bat son plein. Tout comme celui des gilets jaunes, ce mouvement a connu son lot de brutalités policières. C’est dans ce cadre que les auteurs anonymes de l’affiche détournée ont choisi l’humour pour diffuser les pratiques d’autodéfense en manifestation. Celles-ci s’articulent autour des trois suggestions « se tenir groupé », « se protéger », « se défendre ». Y est également ajoutée une quatrième proposition : « se refaire », faisant écho aux actions d’auto-réductions et de réappropriations, qui depuis les années 70 se sont répandues dans les luttes. Déjà à l’époque, cette affiche est republiée sur de nombreux sites et réseaux sociaux. (...)
Le second détournement est plus minimal. Il se contente de remettre au goût du jour la première affiche. Des gilets jaunes sont ajoutés aux manifestants. Il est précisé de ne pas ramasser les grenades, rappelant ainsi que plusieurs personnes ont perdu des membres à leur contact. Enfin, un petit encart « Dior » apparaît sur le magasin dans lequel les manifestants « prélèvent l’ISF à la source » – pour le dire dans le vocabulaire des gilets jaunes. Cette inscription fait référence aux magasins de luxe régulièrement pris pour cible depuis le 17 novembre 2018. (...)
Dix jours après la publication de ce second pastiche par le compte @MG_rennes sur twitter, cinq personnes reçoivent une convocation au commissariat. On les suspecte « de provocation non suivie d’effet à un crime ou à un délit ». En l’occurrence, on les soupçonne d’être liées à la publication du deuxième détournement de cette affiche. Ces personnes sont toutes co-présidentes de l’association qui loue un local où se déroulent, entre autres, des événements estampillés « Maison de la Grève » [1]. Estimant n’avoir aucun lien avec ce compte Twitter, elles n’ont pas souhaité s’exprimer publiquement. Pour autant, cette accusation interroge. Quelle logique juridique se cache derrière ce type de convocation ? Comment est-il possible d’entamer des poursuites judiciaires pour un détournement, une parodie ?
Décryptage juridique (...)
Détournement
Au-delà de ces considérations purement juridiques, on peut également s’interroger sur le statut de ce type de production. Comment transformer en délit de « provocation » ce qui relève de la pratique du « détournement », — en l’espèce un outil bien connu de la critique qui a pu être reconnue comme patrimoine national [2], exposée à la BNF, à Beaubourg [3] ou même étudiée au lycée ? On peut faire l’hypothèse que le parquet a compris la transformation des consignes de l’affiche originale comme une manière de donner des directives aux manifestants, qu’il a donc pris au premier degré le détournement, et donc qu’en somme il ne l’a pas compris.
Il ne s’agit pas de lui en tenir rigueur mais il n’est pas inutile de lui rappeler que le propre d’une œuvre réside dans sa polysémie et que la pratique du détournement s’articule quasi systématiquement autour du concept d’ironie.
Afin de sonder la pertinence de l’interprétation du parquet de Rennes, nous avons profité de l’acte XXI pour soumettre l’affiche incriminée à de nombreux passants. Nous leur avons demandé ce qu’ils voyaient dans cette affiche (...)
Aucune des personnes interrogées n’a interprété ce document comme un manuel d’instructions à suivre et de délits à commettre. (...)
Quelques soient les critiques qui peuvent être émises à propos de ces moyens de communication, force est de constater qu’ils ont permis de déjouer les pièges tendus par les discours officiels. Pour ne citer que quelques exemples, ce fut le cas vis-à-vis des brutalités policières qui n’ont accédées à la publicité qu’elles méritaient uniquement parce que passé un certain point, le décalage entre les images qui se partageaient massivement sur les réseaux sociaux et l’image que le gouvernement présentait était devenu inassumable. Il en va de même pour les décomptes du nombre de manifestants, quand le gouvernement tentait systématiquement de les minimiser, les gilets jaunes y opposaient leurs propres images, leurs propres décomptes.
Ajoutons que le pastiche, la caricature ou le détournement occupent une place prépondérante dans les millions d’échanges facebook et twitter qui ont constitué la trame de ce mouvement inédit. (...)
Si cette enquête pour « provocation à un crime ou à un délit » peut apparaître anecdotique au milieu des milliers d’actes de répressions policiers et judiciaires et quelques soient les suites qui y seront apportées, il est important d’en comprendre le contexte pour apprécier le plan sur lequel elle veut opérer : dissuader les utilisateurs de réseaux sociaux de moquer et critiquer l’action gouvernementale et maintenir une hégémonie sur l’expression autorisée.